Un marché unique et des modèles de “négo” - Numéro 483
30/08/2019
La Commission européenne a ouvert l’année dernière le chantier d’une directive contre les « contraintes territoriales»*. Quelles seraient les conséquences juridiques d’un tel texte sur le marché français ?
Jean-Christophe Grall : Le 19 avril 2018, la Commission européenne a publié un guide de bonnes pratiques destinées à soutenir l’action des États en faveur d’une ouverture, d’une intégration et d’une compétitivité accrues dans le commerce de détail. Ces bonnes pratiques doivent guider les États dans leurs réformes dans ce secteur et fixer les priorités pour le contrôle du respect de la législation en matière de commerce de détail. Pour mettre en lumière les entraves à son développement, la Commission avait lancé une consultation publique destinée aux distributeurs et à leurs associations. Elle a identifié trois domaines de progrès.
Le premier : faciliter l’établissement des commerces. Sur ce point, la Commission encourage les autorités nationales, régionales et locales à réduire les charges inappropriées ou disproportionnées, à simplifier et à raccourcir les procédures d’implantation et à les rendre plus transparentes.
Deuxième domaine de progrès : réduire les restrictions au fonctionnement. La Commission pointe les restrictions qui représentent une charge importante pour les entreprises et grèvent leur productivité, notamment en matière de promotion des ventes et de remises, de canaux de vente spécifiques, d’horaires d’ouverture, de taxes spécifiques, de pratiques contractuelles et d’achat de produits dans d’autres États. Elle met en avant les contraintes territoriales d’approvisionnement dues à des fournisseurs qui limitent les détaillants dans leurs achats de produit (ils ne peuvent pas se fournir auprès de qui ils veulent et où ils veulent), les privant d’avantages du Marché unique. Il en résulte selon la Commission d’importantes différences de prix pour des produits identiques entre États.
Troisième domaine : de nouvelles solutions pour soutenir la vitalité des centres-villes. La Commission a mis en place un « indicateur de restriction du commerce de détail », qui fournit un instantané du secteur dans les États et permet de mesurer l’impact des réformes sur la performance du marché.
De nombreux chantiers ont été ouverts par la Commission, dont l’un a vu l’adoption au printemps dernier des règles contre les pratiques commerciales déloyales des grands acheteurs de produits agro-alimentaires ; ce texte dont l’objectif est de protéger les petits et moyens fournisseurs dont le chiffre d’affaires annuel ne dépasse pas 350 millions d’euros, reprend en grande partie les dispositions du droit français codifiées sous l’article L. 442-1 du Code de commerce, qui permet de sanctionner ce que l’on a coutume d’appeler les « pratiques restrictives de concurrence ». Pour une fois, la France aura été pionnière dans l’évolution des textes, son Code de commerce ayant largement inspiré le législateur européen.
À côté de ce texte, nous avons effectivement ce nouveau chantier qui se situe de manière plus globale sur le terrain des contraintes territoriales ; nous n’en sommes qu’aux balbutiements, car seuls une communication et un document de consultation de la Commission sont aujourd’hui disponibles, avec un guide de bonnes pratiques. De là à apercevoir les conséquences dans plusieurs années de ce texte sur la commercialisation des produits de grande consommation ne relevant pas du secteur alimentaire ! Il faudrait être devin.
Les industriels auront-ils intérêt à aller, vis-à-vis de leurs grands clients de la distribution, vers une harmonisation de leurs conditions commerciales dans l’UE ?
J.-C. G. : L’harmonisation tarifaire, ce qu’on a appelle « europricing » pour les plus grands fournisseurs qui commercialisent leurs produits sur l’ensemble du territoire européen, c’est déjà le cas dans le secteur des produits non alimentaires ; on peut penser aux produits électroniques grand public. Pour autant, cette uniformisation ou tentative d’uniformisation de sa tarification par un industriel n’est qu’une chose, nous sommes ici très en amont de la négociation commerciale qui chaque année, notamment en France, repart de plus belle jusqu’au 1er mars.
Tarification européenne ne veut pas dire négociation européenne, sauf si l’on se situe, pour autant qu’elles soient licites sur le plan juridique de négociations avec des centrales européennes dont certaines prétendent être de véritables centrales d’achat – il s’agit d’un autre débat.
La question de savoir si un industriel a intérêt à harmoniser ses conditions commerciales au niveau européen suppose que non seulement il puisse harmoniser son tarif, ce qui relève de sa volonté puisqu’il en a encore la maîtrise, mais également qu’il aille vers une harmonisation, c’est-à-dire une uniformisation de ses conditions commerciales dans le cadre de ses négociations annuelles avec l’ensemble de ses clients sur le territoire de l’Union européenne : question redoutablement complexe.
En effet, on ne négocie pas de la même façon à Paris, à Londres, à Stockholm ou à Varsovie, ou encore à Rome ou à Madrid. Les usages sont différents. Les usages anglo-saxons de la négociation commerciale sont très éloignés de ceux que l’on connaît en France ; on ne négocie pas avec Walmart aux États-Unis comme avec Carrefour en France ou Rewe en Allemagne, pour ne citer que des enseignes très connues ; on pourrait en citer bien d’autres.
La négociation à la française telle que fustigée notamment par le rapporteur de la loi Égalim, Jean-Baptiste Moreau, au cours des débats parlementaires, a pour caractéristique de ne pas partir du prix tarif de l’industriel, ce qui est clairement contestable, mais de raisonner en prix trois fois net, c’est-à-dire sur la base d’un prix qui intègre l’ensemble des avantages financiers liés aux réductions de prix, aux services de coopération commerciale, et à la myriade d’autres services entrant dans la catégorie des « autres obligations », catégorie hybride s’il en est et qui laisse libre cours à la créativité. La seule véritable limite est bien entendu constituée par le déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, et l’obtention d’un avantage financier de quelque nature qu’il soit qui ne serait pas justifié par une contrepartie – avantage financier qui ne doit pas se trouver manifestement disproportionné.
Ce type de négociation ne se retrouve pas dans les relations entre fournisseurs et distributeurs étrangers, particulièrement dans en zone anglo-saxonne. Je ne pense pas que l’ouverture du chantier devant conduire à moyen ou long terme à un texte permettant d’éradiquer les « contraintes territoriales » puisse entraîner une modification des négociations commerciales telles que nous les connaissons aujourd’hui, avec une réglementation franco-française qui s’est encore enrichie d’un dispositif, certes expérimental pour deux ans, tendant à majorer le seuil de revente à perte de 10 % et à limiter l’encadrement des promotions pour les produits alimentaires. Nous sommes encore loin d’une harmonisation des négociations commerciales qui deviendraient paneuropéennes, même si certaines le sont déjà : elles ne sont pas les plus répandues ni les plus fréquentes. Qu’il y ait, en revanche, des négociations avec certaines centrales de référencement européennes, c’est vrai mais ce n’est pas nouveau – une centrale de référencement comme Carrefour World Trade existe depuis longtemps.