Pratiques déloyales : porter la lutte au niveau européen
15/03/2022
Un mois après la fin du délai de transposition de la directive européenne sur les pratiques déloyales, à la fin d’un quinquennat qui a vu s’enchaîner la commission d’enquêtes sur les pratiques de la grande distribution, la loi Asap et la loi Égalim 2, l’objectif de la table ronde organisée le 30 novembre 2021 par l’Ilec était de de dresser le bilan de l’application de ces textes et des assignations de la DGCCRF en France, et de tracer avec l’ensemble des décideurs politiques et des autorités impliqués des perspectives sur ce qu’il reste à accomplir.
Dans son introduction, Anne Sander a rappelé les changements structurels subis par la chaîne d’approvisionnement de produits de grande consommation, notamment une concentration accrue du maillon de la distribution avec l’émergence d’alliances d’enseignes au niveau national et au niveau européen, pour vendre des services ou pour acheter des produits. Cette évolution a eu pour effet la multiplication de pratiques déloyales faussant la concurrence, privant les consommateurs d’accès aux innovations et captant indument de la valeur qui devrait revenir vers l’amont agricole, une réalité popularisée par le documentaire d’Arte Hypermarchés, la chute de l’empire.
Face à ces pratiques, Anne Sander a salué l’émergence d’un consensus transpartisan solide au cours des cinq dernières années tant au niveau européen que français et les actions résolues de parlementaires à tous niveaux. Elle a notamment cité les États généraux de l’alimentation, les deux lois Égalim ainsi que le travail de la commission d’enquête sur les pratiques de la grande distribution au niveau français, et l’adoption de la directive sur les pratiques déloyales au niveau européen en 2019. À propos de celle-ci, elle a rappelé que ses objectifs sont d’empêcher les opérateurs de choisir les réglementations nationales les plus favorables en offrant un niveau minimal de protection à travers le marché intérieur. Elle a également insisté sur le fait que les parlementaires européens n’avaient initialement pas souhaité exclure le non-alimentaire du champ de la directive ou limiter le champ à un niveau de chiffres d’affaires, mais que la base juridique agricole choisie par la Commission (article 39 du TFUE) avait limité le champ des possibles dans le cadre de cette législation. Enfin, elle a invité les participants, notamment la DGCCRF, les autorités nationales présentes et les représentants de la Commission européenne, à présenter les actions mises en œuvre pour assurer l’efficacité de ces législations.
Les présentations et échanges qui ont suivi ont permis de faire émerger un certain nombre de points.
Deux concepts phares en droit français
Les parlementaires français ont rappelé que l’objectif du législateur n’est jamais de sanctionner un maillon de la chaîne, mais de recréer un cycle de création de valeur permettant en particulier de mieux rémunérer les agriculteurs. C’est le non-respect du contrat de confiance prévue par Égalim 1 et la multiplication des pratiques déloyales qui ont conduit au travail de la commission d’enquête puis à l’adoption d’Égalim 2.
Les fédérations professionnelles et les députés présents ont insisté sur l’importance du rôle de la DGCCRF et de son expertise, unique en matière de lutte contre les pratiques déloyales sur le continent européen.
Le droit français couvre originellement tous les secteurs, sans limite de chiffres d’affaires, et s’appuie sur deux concepts assez souples pour appréhender l’ensemble des pratiques déloyales : d’une part le déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, d’autre part l’avantage sans contrepartie. Pour appliquer ce droit, le ministre de l’Économie et la DGCCRF ont des pouvoirs d’action et de sanction importants et efficaces.
Le bilan de la mise en œuvre de ce droit est impressionnant, avec 52 actions judiciaires depuis 2008, majoritairement contre de enseignes de la grande distribution, pour 38 millions d’euros de condamnations financières et 185 millions d’euros d’indus remboursés. La DGCCRF oriente depuis deux ou trois ans ses activités vers les centrales d’achat, notamment internationales, qui se développent. Or ces accords ne sont pas toujours signés en France, mais en Belgique ou en Suisse, ce qui occasionne une certaine difficulté à assigner ces opérateurs, à l’étranger. Ce sont des centrales d’achat ou de référencement qui mettent en œuvre des mécanismes très complexes à appréhender, voire opaques. La DGCCRF a des assignations en cours : en 2016, Inca-A (qui n’existe plus) avec une condamnation, puis Eurelec, basée en Belgique, et Intermarché, par l’intermédiaire d’AgeCore.
En droit européen, une liste de pratiques
Au niveau européen, les députés et de la Commission ont rappelé les origines de la directive, mais également la source des divergences d’approche entre les niveaux français et européens.
Tout d’abord, contrairement au droit français, la directive se limite à certaines catégories de produits alimentaires et aux entreprises ne dépassant pas un certain niveau de chiffre d’affaires. Ce n’était ni la volonté initiale de certains commissaires européens, ni celle du législateur, mais le meilleur moyen d’éviter les risques de recours devant la Cour de justice de l’Union, de respecter la base juridique choisie et de prendre en compte les objections du Comité d’examen des analyses d’impact.
Ensuite, pour les mêmes raisons, la Commission européenne a décidé de cibler des pratiques précises plutôt que d’instituer des concepts souples comme l’avantage sans contrepartie ou le déséquilibre significatif.
Comme en France, la mise en œuvre sera le point clé. La Commission a répondu à plus de cinquante questions d’interprétation des États membres sur la transposition de la directive et va organiser des réunions annuelles avec les autorités nationales de contrôle. Ces autorités devaient envoyer avant fin mars 2022 leur premier rapport d’application de la directive. La Commission fera des sondages annuels sur sa mise en œuvre et publiera un premier rapport d’évaluation en 2025.
Perspectives partagées
Des points de consensus ont émergé lors de cette table ronde, sur les perspectives en matière de lutte contre les pratiques déloyales.
- Les pratiques des alliances de distributeurs sont observées de près, que ce soit par les parlementaires ou par les autorités de contrôle européennes et nationales.
- La directive n’est qu’un premier pas. Les premières décisions en matière de droit de la concurrence étaient assorties de sanctions limitées, qui n’ont fait que croître avec le temps. Ce droit continue à se développer, avec récemment l’adoption d’une directive rendant plus efficaces, plus indépendantes et mieux équipées toutes les autorités de concurrence. Le droit des pratiques déloyales suivra le même chemin.
- Un aspect fondamental du développement du droit de la concurrence a été la mise en place d’un réseau permettant un échange utile entre les autorités nationales, plus ou moins expérimentées et la Commission sur le développement des pratiques, la façon de les documenter et de les contrôler. L’instauration de ce réseau des autorités nationales de lutte contre les pratiques déloyales est fondamentale.
- La lutte contre les pratiques déloyales n’est qu’un élément de la réponse pour les agriculteurs. Un autre aspect crucial est leur capacité à se regrouper et à se structurer, ce qui, dans certaines limites, est permis par le droit européen.