Faut-il légiférer en matière de pénalités logistiques ?
01/10/2020
La relation commerciale entre les industriels et les distributeurs est caractérisée par des engagements réciproques, qui consistent pour le fournisseur à produire les quantités commandées et à en assurer l’acheminement auprès du distributeur, qui réceptionne, paie et revend les produits dans ses magasins.
La remise des produits du fournisseur au distributeur est clé. Elle garantit au distributeur qu’il aura bien à sa disposition les quantités qu’il a commandées et qu’il pourra ainsi approvisionner ses magasins et in fine ses clients. L’enjeu est d’importance, et il explique, s’il ne les justifie, le principe des pénalités.
Une pénalité est une sanction pécuniaire infligée par le distributeur lorsqu’il estime que les conditions de la livraison des produits n’est pas conforme à son attente, en termes de délai (livraison tardive) ou de conformité des produits (quantités manquantes, produits endommagés, etc.).
Instruments de suivi partagés
Les fournisseurs et les distributeurs ont l’habitude de mettre en place des instruments de suivi des livraisons, communément appelés « taux de service ». Il s’agit du rapport entre ce qui est commandé et ce qui est livré. Il est la traduction d’un engagement contractuel de qualité de service. C’est sur la base de ce taux de service que repose le principe de l’application des pénalités, en matière de conformité des livraisons ; c’est une sorte de seuil de tolérance.
La question de la nature juridique des pénalités a donné lieu à des discussions doctrinales au sein de la Commission d’examen des pratiques commerciales (CEPC).
Pour les représentants des distributeurs, elles constituent une clause pénale, qui sanctionne le manquement à une inexécution contractuelle. Pour la majorité des fournisseurs, elles sont plutôt de nature réparatrice, et s’apparentent à des dommages et intérêts.
La CEPC n’a pas tranché le débat, et a renvoyé aux parties le soin d’opter clairement et expressément, dans les documents contractuels, pour l’une ou l’autre des qualifications.
Le débat est d’importance, car dans le premier cas, la pénalité est due quelle que soit la conséquence préjudiciable pour le distributeur, alors que dans le second il doit établir la matérialité du préjudice subi, du fait d’une livraison non conforme ou tardive.
Le principe des pénalités ne prête pas à contestation en soi. Dans d’autres secteurs d’activité il existe aussi, pour sanctionner une inexécution contractuelle. Ce qui pose problème dans les relations entre industriels et distributeurs, c’est la proportion que représentent les montants des pénalités, rapportée au chiffre d’affaires des entreprises concernées, ainsi que la façon dont elles sont appliquées, avec une généralisation de la déduction d’office (déduire le montant des pénalités de la facture des marchandises), et l’absence de réciprocité.
Charte, avis et recommandations pour une autorégulation
Plus inquiétant est l’inflation des sommes transférées au titre des pénalités ces dernières années. Le phénomène n’est pas nouveau : fournisseurs et distributeurs avaient signé une charte en 2007, complétée en 2012, sous l’égide de l’organisation ECR France (aujourd’hui Institut du commerce), qui avait été reconnue par la CEPC comme ayant valeur de bonnes pratiques commerciales (avis n° 9-1 du 5 février 2009).
Cette charte n’a jamais été véritablement appliquée par les distributeurs. Elle n’a pas produit les effets escomptés. Les montants exigés et payés au titre des pénalités ont augmenté de manière significative au cours des cinq dernières années, parallèlement à la guerre des prix. Elle est en fait devenue une source de financement complémentaire pour les distributeurs, et un enjeu commercial.
La question s’est ainsi imposée comme centrale dans les débats des États généraux de l’alimentation, qui se sont tenus fin 2017. Le ministre de l’Agriculture et la secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie ont saisi la CEPC, afin qu’elle contribue à « renforcer la sécurité juridique en permettant de savoir quelles pratiques sont susceptibles de contrevenir aux dispositions de l’article L. 442-1 du Code de commerce », qui vise principalement le déséquilibre significatif et l’avantage sans contrepartie ou disproportionné. La CEPC a publié début 2019 une recommandation sur la question. L’Ilec était corapporteur du texte avec la FCD. Les représentants des distributeurs, toutes enseignes présentes comprises, se sont montrés extrêmement constructifs, chacun défendant pleinement et légitimement ses intérêts.
0,5 % du CA d’un fournisseur
Les premiers constats, quant à la prise en compte de ces bonnes résolutions portées par la CEPC, sont mitigés. Les résultats de l’enquête annuelle de l’Ilec sur les pénalités, portant sur 2019, et le comportement des enseignes au cours de la crise sanitaire (très contrasté d’un distributeur à l’autre), conduisent désormais à s’interroger sur la nécessiter de légiférer sur la question. L’enquête Ilec, réalisée auprès de ses adhérents, montre que les demandes formulées par les distributeurs au titre des pénalités logistiques représentaient 0,4 % du chiffre d’affaires des industriels en 2016, mais 0,8 % en 2019. Si ces demandes font l’objet de discussions entre les parties, les sommes concernées représentent toutefois in fine une charge financière de 0,5 % du chiffre d’affaires des industriels adhérents de l’Ilec, soit près de 150 millions d’euros.
L’enquête montre également que la pratique de la déduction d’office est devenue la norme. Son interdiction a été supprimée du Code de commerce en 2019. L’Ilec avait souligné l’intérêt de conserver ce texte.
La crise sanitaire a placé les pénalités logistiques au centre des débats entre industriels et distributeurs. Les industriels ont été fortement affectés et ont dû faire face à un phénomène de surcommande de certains produits, les distributeurs craignant d’être moins bien servis que leurs concurrents, et donc mal positionnés en parts de marché. La poursuite de leur activité en mode dégradé a conduit les industriels à demander la non-application des pénalités. Le sujet a occasionné de nombreux échanges avec chacune des enseignes.
Le sujet des pénalités, combiné au sort des contrats commerciaux 2020 « suspendus » du fait de la crise sanitaire, a donné lieu à une nouvelle recommandation de la CEPC, signée le 6 juillet dernier, qui prévoit une exonération de principe pour la période allant de mars au 30 juin 2020, la reprise des pénalités ne pouvant par ailleurs se faire que dans le cadre de discussions bilatérales et à la condition d’un retour à des taux de service normalisés.
Faut-il pourtant encore envisager de légiférer sur le sujet ?
Compléments souhaitables
Le sujet de l’encadrement des pénalités est complexe. C’est pour cette raison que les pouvoirs publics ont jugé préférables de recourir à la CEPC, plus à même de réaliser une recommandation argumentée. Il est compliqué d’appréhender toute l’étendue du sujet en quelques principes insérés dans le Code de commerce.
En l’état toutefois, et en support et complément des deux recommandations 19-01 et 20-01, il serait souhaitable de proposer plusieurs ajouts aux dispositions actuelles :
- Il faut réintroduire l’interdiction de la déduction d’office : cette pratique est massive et générale. En déduisant d’office, le distributeur se place en position de force pour négocier. De surcroît, il bénéficie ainsi d’un effet de trésorerie non négligeable. C’est aussi un renversement de la charge de la preuve (au détriment du fournisseur, qui doit prouver qu’il n’y a pas eu de manquement de sa part).
- Les pénalités doivent être proportionnées : ce qui pose véritablement problème, ce sont leurs taux et leur récurrence. Préciser dans les textes que la notion de proportionnalité s’applique spécifiquement aux pénalités paraît donc souhaitable.
- Il faut rendre obligatoire la présence de taux de service négociés et proportionnés dans les contrats.
Par ailleurs, il est légitime pour un fournisseur d’appliquer des pénalités sanctionnant une mise à disposition déficiente de ses marques dans les rayons du distributeur : le principe de pénalités pour rupture en rayon devrait à ce titre être une mention des conditions générales de vente, ce qui constituerait une bonne pratique de nature à favoriser une démarche collaborative.
L’Ilec défend le principe de démarches collaboratives avec les enseignes, afin de réduire les ruptures en magasins. La pénalité ne doit pas être une fin en soi, ni une source de financement additionnelle pour le distributeur. Elle doit rester une sanction dissuasive, mais proportionnée, d’un manquement à une inexécution contractuelle. L’Ilec invite fournisseurs et distributeurs à ouvrir le champ des discussions pour remédier aux dysfonctionnements de la chaîne logistique. La pénalité n’est jamais la bonne réponse aux problèmes.
Daniel Diot