Profit et RSE, une alliance objective
21/09/2021
Cette tribune est née d’une puissante émotion : la peur. Pas la peur d’une crise climatique incontrôlable. Pas la peur de l’accroissement des inégalités. Pas non plus la peur d’une pandémie persistante. Non. Notre grande peur, c’est que, face à ces crises existentielles, nous ayons perdu toute confiance en l’institution la plus capable d’y répondre : la grande entreprise. L’espoir fait vivre, et quand il disparaît en faveur du cynisme, alors le combat est définitivement perdu.
La réalité explique hélas notre inquiétude. Le fait est que jamais les grandes entreprises n’ont pris autant d’engagements en faveur de la planète et de la société. Pourtant, le déficit de confiance continue de se creuser : à travers le monde, les dirigeants d’entreprise font partie des professionnels considérés comme les moins dignes de confiance [1]. L’écart se creuse vertigineusement entre grandes et petites entreprises : d’après un sondage mené aux États-Unis par Gallup, ce déficit a atteint 57 points en 2020 (+ 22 points en vingt ans). Seuls 19 % de la population font encore confiance aux grandes entreprises.
Si celles-ci proclament de grands engagements, ils sont souvent reçus par une vague d’incrédulité. Quand Klaus Schwab, président du Forum économique mondial, appelle à une « grande réinitialisation » du capitalisme en faveur des parties prenantes, il est accueilli non pas comme le réformiste éclairé qu’il pense être, mais comme l’agent d’une inquiétante conspiration.
Grand écart entre dire et agir ?
Bien entendu, ce ne sont pas les conspirationnistes habituels qui nous inquiètent. Les résultats de Gallup montrent un phénomène qui n’a rien de marginal. Et si cette méfiance était méritée ?
Récemment, les professeurs d’Harvard Lucian Bebchuk et Roberto Tallarita ont publié un article scientifique [2] dans lequel ils examinent les documentations officielles de cent trente sociétés américaines ayant signé en août 2019 la nouvelle charte de raison d’être de la Business Roundtable (BRT) [3]. Cette charte redéfinit la mission de l’entreprise au bénéfice de multiples groupes de parties prenantes, au-delà des seuls actionnaires.
Leurs conclusions sont édifiantes : « Notre examen confirme l’idée que la déclaration de la BRT n’était surtout qu’un exercice de communication [“for show”] et que les compagnies signataires n’ont pas l’intention de traduire cette déclaration en de quelconques changements de comportements vis-à-vis de leurs parties prenantes. » Pour être synthétique : we talk the talk, but we don’t walk the talk !
Pour des dirigeants responsables, la dénonciation d’une telle posture (qui mérite ses accusations de green-washing ou social-washing) marque le début d’une ère dans laquelle la neutralité n’est plus une option. La pente est devenue bien trop glissante.
Pourtant, en tant qu’anciens dirigeants passés par un grand nombre de multinationales (dont certaines ont signé la déclaration de la Business Roundtable), nous ne voyons pas les décideurs de ce secteur comme des gens motivés par la manipulation ou le profit privé. Ce qui caractérise la plupart des dirigeants de ces multinationales, c’est plutôt une énergie et une passion pour le succès, la reconnaissance et l’impact : nous voulons faire bien. Or si dans le domaine de la performance financière il est simple de prouver qu’on a bien fait – les chiffres ne trompent pas et font l’objet d’audits indépendants –, dans le domaine des engagements RSE nous peinons à jouer notre rôle avec un même niveau d’exigence de preuves.
Ceci est dû d’une part au fait que se cantonner à éviter de faire mal est bien moins motivant que de réussir à vraiment répandre le bien ; et d’autre part au fait que les indicateurs clés de performance (ICP) du succès de la RSE sont trop souvent contestables, et quasiment jamais corrélés au nerf de la guerre : le financier.
En conséquence, la seule manière qui nous est connue pour gérer nos affaires de manière durable est de faire vivre nos efforts RSE dans un programme parallèle, déconnecté du flux de travail quotidien (qui, lui, reste concentré sur la maximisation du profit pour les actionnaires). Ces programmes parallèles de RSE sont gérés comme des centres de coût à financer par le profit que génèrent les activités du « vrai business ». Ils sont un prix à payer pour créer du goodwill auprès des parties prenantes (mais sans en attendre le moindre effet sur une quelconque transformation durable de l’entreprise).
Le rapport stratégique annuel de Marks & Spencer est une bonne illustration de ce phénomène du management : malgré les promesses portées par son nom – Plan A Report –, la stratégie RSE de la compagnie y est traitée comme un sujet à part, subalterne des cinq priorités stratégiques.
Une autre manière de faire
Alors que fait-on ? SI vous vous posez cette question, rassurez-vous, vous êtes en bonne compagnie. Bien que 76 % des PDG mettent aujourd’hui la RSE en tête de leur priorité, 42 % d’entre eux admettent qu’ils sont en difficulté lorsqu’il s’agit d’expliquer comment ils vont s’y prendre (KPMG global CEO Outlook 2021). Et c’est normal : c’est nouveau.
Il existe pour le management une autre manière de réduire l’écart entre les mots et les actes, et de rassurer les parties prenantes, tout en bénéficiant également de croissance et de profit supplémentaires. En effet, au lieu de faire vivre en parallèle deux missions – le profit et la RSE –, chacune donnant lieu à un rapport annuel, il est possible de s’équiper d’une boîte à outils qui permet :
- 1 - De lier en une seule stratégie profit et RSE, dans une dynamique positive de création de valeur (pas de coûts). Et de paramétrer ainsi les engagements RSE non plus comme une motivation négative (ne pas faire mal), mais comme une motivation positive (faire bien pour le profit comme pour les parties prenantes est un avantage concurrentiel).
- 2 - De fournir des preuves quantifiables et contrôlables de la performance RSE, incontestables pour toutes leurs parties prenantes – y compris les conseils d’administration, actionnaires et investisseurs. Et de transformer ainsi en centres de profit avérés les engagements RSE.
Dès 2014, une étude très rigoureuse (pourtant toujours méconnue des dirigeants) conduite de concert par des professeurs d’Oxford, Harvard et LBS, portant sur dix-huit années de performance (1991-2010) de cent quatre-vingts entreprises américaines, a démontré un effet positif des bonnes pratiques de management durable sur la performance financière (jusqu’à 4,5 % d’augmentation de la rentabilité financière par an). Les vingt-sept pratiques de management durable étudiées à l’époque répondent aussi bien aux critères actuels environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) qu’aux quatre formes de capitaux qu’a proposées la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi de 2008 (avec six Prix Nobel d’économie en son sein), repris ensuite par l’OCDE pour mesurer la “sustainability” : le capital social, le capital humain, le capital naturel et le capital financier.
Gestion du développement durable
La bonne nouvelle, c’est que nous savons maintenant activer cet avantage concurrentiel considérable grâce au sustainable performance management (le management durable de la performance) et aux avancées de la science des données – la cousine bienveillante du “Big Data”.
En s’équipant d’outils avancés de mesure des capitaux humains, sociaux, naturels et financiers échangés entre les parties prenantes de son réseau de valeur (c’est-à-dire l’ensemble des liens productifs de valeur d’un écosystème), toute entreprise peut :
- 1. Établir les relations de cause à effet qui existent (ou pas) entre ses initiatives RSE et les résultats désirés (impact et profit), aussi bien à son propre profit qu’à celui de son réseau de valeurs (aujourd’hui quasiment inexploité).
- 2. Ce qui permet ensuite d’arbitrer, et de les étalonner quantitativement en regard de la raison d’être, de l’impact, et du profit généré, pour les prioriser.
- 3. Ce qui permet également de les intégrer aux outils de gestion quotidiens (dans un P & L de management et un tableau de bord augmenté, par exemple) pour guider l’allocation des ressources et les futurs investissements.
Bref, véritablement diriger le développement durable, au-delà des opérations actuelles de RSE au périmètre limité, séparé de la stratégie générale de l’entreprise.
Nous appelons l’ensemble de cette approche “sustainable performance management”. Parce que novatrice et récente, elle est encore trop rarement appliquée. Mais quand elle l’est, les résultats gagnant-gagnant sont impressionnants, et donnent espoir en la capacité des grandes entreprises à reconquérir la confiance des parties prenantes, et à générer des effets positifs durables, en plus de la performance commerciale ou financière additionnelle. Depuis quand rechigne-t-on à celle-ci ? Alors qu’attend-on ? N’y a-t-il pas déjà assez urgence ? Pour bien appréhender d’une part l’opportunité et d’autre part l’ambition de notre approche, prenons comme étude de cas la marque d’Unilever Lifebuoy. Elle ne représente qu’une petite section du sustainable performance management, et malgré cela déjà un exemple probant.
Depuis 2009 et la stratégie “Unilever Sustainable Living Plan” de Paul Polman, la marque de savon centenaire a pris le parti d’accélérer son développement commercial en l’associant à des défis de santé publique mondiaux, en particulier au sixième objectif de développement durable de l’ONU : « Garantir l’accès de tous à des services d’alimentation en eau et d’assainissement gérés de façon durable ». Dans certains projets qu’elles financent, des fondations ont imposé des études d’impact indépendantes. Certaines ont prouvé l’inefficacité d’initiatives qui ont été annulées en conséquence [4] ; d’autres, qui ont donné des résultats positifs incontestables [5], ont pu être étendues et, finalement, toucher plusieurs centaines de milliers de familles de par le monde, contribuant à faire de Lifebuoy l’une des marques d’Unilever à la croissance la plus rapide entre 2009 et 2019. Par nécessité imposée par des parties prenantes externes, Unilever a ainsi découvert un excellent levier de croissance et de performance économique, chaque nouveau lavage de mains créant une nouvelle opportunité d’usage pour les savons Lifebuoy. Mais surtout, le succès gagnant-gagnant de Lifebuoy contribue à créditer et dynamiser en retour l’approche corporate de la raison d’être d’Unilever et celle de ses dirigeants successifs.
Le temps du gagnant-gagnant
L’ambition que nous prônons pour nos grandes entreprises est d’aller encore plus loin et plus vite dans notre identification des leviers gagnant-gagnant, grâce à l’ensemble des techniques de sustainable performance management, en particulier en croisant par la data science les données de l’entreprise (notamment financières) avec d’autres collectées au sein de son réseau de valeur.
N’attendons pas que d’autres acteurs, incrédules, nous imposent des études indépendantes. N’attendons plus pour traduire nos engagements RSE en leviers de croissance supplémentaires. Développons au plus vite les compétences stratégiques qui nous permettront de gérer ressources et investissements RSE de manière efficace et pérenne. Passer d’une obligation de moyens (IPC = livrables) à une obligation de résultats (IPC = leviers prouvés d’impact et de profit) n’est pas uniquement notre devoir collectif, c’est une opportunité d’affaires importante que nous ne pouvons pas nous permettre de rater.
Alan Jope, successeur de Paul Polman à la tête d’Unilever, l’affirme : « Nous sommes à l’avant-garde d’un nouveau modèle d’affaires où un authentique sens de la raison d’être conduit à de meilleurs résultats financiers, de meilleurs profits. [6] »
La découverte d’une telle innovation devrait nous inciter à accélérer la transition vers la durabilité de notre modèle de développement et à mettre à niveau, urgence et nécessité obligent, notre boîte à outil managériale.
Alors proposons. Poussons. Priorisons. Et surtout transformons véritablement. Aujourd’hui, c’est notre rôle, tout autant que celui de nos centres Europe ou monde, qui eux aussi, comme nous, cherchent. Et nous pouvons avoir une action déterminante en réponse aux enjeux actuels. Ne devenons pas le frein que nous n’avons jamais voulu devenir. Nos parties prenantes ne nous le pardonneront pas. Et le business encore moins.