Le pari de contracter les volumes - Numéro 485
17/12/2019
Avec les flux de données et l’intelligence artificielle, les prévisions de vente deviennent-elles vraiment plus fiables ?
Philippe Goetzmann : Incontestablement. Et on l’observe depuis plusieurs années. Les prévisions évoluent vite, en intégrant des paramètres exogènes à la relation commerciale, par exemple la météo : il paraît important de partager cette prévision entre industriel et distributeur. Par le passé chacun avait ses prévisions et on négociait autour. Aujourd’hui on peut faire conjointement confiance à un algorithme qui a fait ses preuves. Dès lors le débat ne porte plus sur la prévision mais sur le rôle de chacun dans son exécution, et sur le traitement des écarts a posteriori, car il y en aura toujours.
Les refus de marchandises par les clients sont évoqués par un industriel adhérent de l’Ilec sur deux comme une source de gaspillage. Quels sont les motifs légitimes des refus de marchandises, notamment pour les PGC non alimentaires ?
P. G. : Vieux sujet, et on retrouve le point précédent relatif à la qualité d’exécution. Sauf cas rare et anormal, un distributeur ne refuse pas une marchandise sans raison (délai, écart par rapport à la commande, dates, état des colis). Que ces refus occasionnent du gaspillage est possible, mais ce n’est pas en baissant le niveau de qualité de la procédure qu’on traitera le sujet, c’est en l’améliorant. Et cela concerne tous les acteurs. N’oublions pas que l’enjeu commun est de réaliser le meilleur chiffre d’affaires avec le moins de stock résiduel. Il n’y a pas deux chaînes de valeur, séparées par la porte d’un entrepôt. C’est une seule chaîne. Dès lors qu’un objectif commun est posé et qu’on s’est accordé sur des référents prévisionnels communs, il est légitime que l’industriel aussi soit exigeant sur la réalisation du distributeur. Formulons un rêve : que chacun soit en posture d’aider et d’apporter des solutions à l’autre, quitte à modifier ses propres procédures.
Les justifications de ces refus font-elles ou doivent-elles faire l’objet d’une réglementation ou de protocoles ?
P. G. : La réglementation existe, elle doit être appliquée. C’est tout. Mais ce n’est pas le sujet. Encore une fois, l’enjeu est : que fait-on ensemble pour améliorer la performance (chiffre d’affaires) en diminuant le risque (rupture et surstock) ? C’est vraiment un travail collaboratif qui doit s’installer. Et pour l’industriel l’important n’est pas de recevoir des commandes, mais que ces commandes soient livrées au maximum de clients avec le minimum de stock résiduel en magasin à la fin.
L’amélioration de la gestion des stocks est citée comme la première action des industriels de PGC (périmètre Ilec, 2019) pour prévenir le gaspillage, et les écarts entre prévisions de ventes et ventes sont tenus par eux pour une cause subalterne de pertes. Cela suggère que pour l’essentiel de ce qui concerne le chaînon industriel les solutions sont en place, non ?
P. G. : Difficile de s’arrêter à ce constat, puisque dans la masse du gaspillage la part des distributeurs est la plus faible, et que celle des industriels est plus élevée. Surtout, la part des consommateurs est la plus forte, et de loin, et c’est une responsabilité collective que de la traiter. Par rapport à votre question, il y a deux flux qu’il convient de distinguer : le fond de rayon et la promotion. La question des prévisions est prioritaire pour la promotion, et critique pour les produits frais. Elle n’est pas neutre pour les PGC ambiants, mais indirectement ; les « queues de promo » se retrouvent ensuite en rayon et un produit très mal vendu se rapproche souvent ensuite de sa DLUO ou de son inopportunité à être commercialisé, pour des motifs saisonniers (chocolats de Noël ou de Pâques, beaujolais nouveau, conditionnements de Noël…).
La gestion des stocks est en effet le point majeur pour le fond de rayon, où les industriels ne sont pas exonérés d’agir. S’il y a gaspillage ici, c’est soit que le rayon est clairement mal géré (rotations, réserves mal tenues…), soit que la capacité linéaire est inadaptée à la rotation du produit. Et cela peut faire l’objet d’actions conjointes, qui s’apprécient au produit mais aussi à la marque, à la catégorie, au rayon… Par exemple, ajoutez un énième format à votre marque pour augmenter la part de linéaire, et vous aurez aussi une dilution de la rotation, donc un risque de gaspillage… Il y a aussi des pistes par la maîtrise conjointe des rotations en PGC, si la codification intègre les dates et peut émettre des alertes. En fait, le sujet nécessite la conjonction de trois fonctions qui travaillent beaucoup séparément : l’achat-vente, le marketing-merchandising, la logistique. Impossible de traiter vraiment le sujet sinon.
La multiplication des circuits n’implique-t-elle pas un surcroît de complexité dans la maîtrise des stocks industriels, donc un surcroît de risques (surstockage, casse…) ?
P. G. : Bien sûr. Plus il y a de magasins, d’enseignes, de formats, plus il y a des risques. C’est évident, puisque le volume global dans une catégorie se fragmente en plus de points de contact, avec un risque plancher toujours là. À l’échelle nationale, le risque s’élève donc. C’est le même sujet avec l’augmentation du nombre de références et de formats d’emballage.
Je vois deux grandes pistes à ce sujet.
D’abord une forme de sélectivité réciproque entre industriels et distributeurs : travailler mieux avec moins de clients, qui eux-mêmes réduisent le nombre de leurs fournisseurs. Et ainsi améliorer l’efficacité opérationnelle, par l’augmentation du volume dans cette relation ; par cette dépendance assumée, construite, réciproque, passer de la négociation stérile à la construction du courant d’affaires.
Ensuite, s’accorder dans la profession sur une limite aux déclinaisons de conditionnements qui diluent le volume entre trop de formats. Et qui sont aussi une raison majeure du gaspillage chez le consommateur, dont nous sommes coresponsables. Nous vendons en fond de rayon comme en promotion des formats qui dépassent de beaucoup les besoins réels d’un ménage normal, au regard de la durée de vie du produit ou d’une durée de stockage normale. Nous le savons tous en ouvrant nos placards à la maison. Le gain promo est souvent perdu dans la poubelle, ou en immobilisation de trésorerie pour le consommateur aussi. Et cela incite souvent à la surconsommation ou au suremballage. Quelques exemples dans les catalogues du 20 novembre 2019 : en combien de temps sont normalement consommés 1,8 kg de chocolat noir ? Cent capsules de café ? 2,4 kg de biscuits aux céréales ? 27 litres d’eau ? 160 doses pour lave-linge ?
Y a-t-il moyen de mesurer un éventuel « transfert de gaspillage » (d’un magasin qui limite les invendus par des promotions, des « dates courtes », etc., et des consommateurs qui en achètent du coup plus qu’ils n’en consommeront) ?
P. G. : J’ai évoqué la responsabilité des acteurs de la consommation dans le gaspillage à la maison et des pistes pour y remédier. Mais les dates courtes ne sont pas un transfert de gaspillage. Au contraire, c’est une piste réelle, et le succès de Too Good To Go1 par exemple en témoigne. Il y a derrière une pédagogie sur la gestion des dates. Encore une fois, la chaîne de valeur est à apprécier depuis l’estomac (ou la poubelle, hélas) jusqu’à la fourche. La lutte contre le gaspillage alimentaire est une nécessité écologique. C’est aussi un risque de perdre 20 % du CA. Mais accompagner les consommateurs et améliorer nos procédures, c’est aussi un potentiel de créer 20 % de valeur en plus sur un volume en contraction. C’est une vraie opportunité.