Cristal Union, le pari de l’autonomie
25/08/2023
Qu’est-ce qui a motivé la nouvelle impulsion donnée à votre feuille de route RSE et décarbonation annoncée au début de l’été ?
Pascal Hamon : L’optimisation énergétique fait déjà partie de nos gènes d’industriels. Nos investissements réalisés quand l’énergie était abondante et peu chère ont trouvé encore plus leur sens dans le contexte de la crise énergétique de l’hiver dernier.
Stanislas Bouchard : J’ajouterai que notre plan de décarbonation s’est imposé comme une nécessité. C’est une demande de nos clients, de la société et, selon les études, des consommateurs. D’ailleurs, pas un de nos rendez-vous commerciaux ne se passe sans que nous soyons interrogés sur la RSE.
Quels enjeux spécifiques pose la décarbonation à un groupe coopératif sucrier comme le vôtre ?
P. H. : Même si nous n’en sommes que le Petit Poucet, nous figurons parmi les cinquante premiers émetteurs de gaz à effet de serre en France. Du fait de la forte saisonnalité de notre activité – la campagne sucrière ne dure qu’une centaine de jours –, nous avons besoin d’une vision réglementaire claire pour mener des investissements lourds et complexes. Notre satisfaction est de savoir que, techniquement, nous pouvons les mener.
S. B. : Cela fait plus de trente ans que je travaille dans le groupe et la question énergétique a toujours été au cœur de son activité. Nous avons été les premiers à passer au 100 % gaz naturel, déjà plus propre que le charbon ou le fuel utilisés jusqu’alors. La réduction de notre consommation énergétique a toujours été au cœur de nos investissements. Nous avons été les premiers de notre filière à obtenir la validation de notre démarche par le SBTI¹.
Prises de risque agricoles et industrielles pour économiser l’énergie
Comment avez-vous géré dernièrement les contraintes conjoncturelles, notamment les risques de pénurie en gaz dont dépendent vos usines ?
P. H. : Nous avons craint de grandes tensions au cœur de l’hiver. Nous avons pris la décision exceptionnelle de commencer la campagne plus tôt, mi-septembre, au risque de perdre du rendement sucrier avec des betteraves pas tout à fait à maturité, pour la terminer à la fin de décembre afin de ne pas tirer sur le réseau gazier en janvier, période habituelle de forte consommation. Nous avions déjà testé des schémas pour favoriser la vente de pulpe pressée mécaniquement plutôt que séchée ; nous avons choisi d’arrêter ou de limiter l’activité déshydratation, fortement consommatrice de gaz, de trois sites. Et nous avons stocké du sucre en sirop liquide pour décaler au printemps sa cristallisation.
S. B. : Tout cela, nous l’avons fait car il était hors de question de rebasculer sur le fuel comme certains. Et notre choix a conduit à près de 10 % d’économie d’énergie lors de la campagne passée.
En utilisant l’eau qui représente 75 % des betteraves, vos sucreries ne vont bientôt plus effectuer aucun prélèvement. L’autonomie en eau participe-t-elle de la décarbonation et en quoi consiste-t-elle ?
P. H. : Nous utilisons de l’énergie pour évaporer l’eau, donc économiser l’eau, c’est aussi économiser de l’énergie. Nos économies d’eau sont très importantes : nous recyclons systématiquement toutes nos ressources en eau, notamment pour le nettoyage des betteraves et nos tours aéroréfrigérantes. Sur notre site de Fontaine-le-Dun (Seine-Maritime), nous avons lancé une unité de traitement biologique des eaux de la sucrerie. Elle génère du biogaz qui est injecté comme combustible dans la chaudière de la sucrerie, ce qui a conduit à une réduction de 7 % de nos besoins en gaz naturel. Par ailleurs, déjà deux de nos sucreries sont totalement autonomes en eau, quatre le seront à la fin de la campagne et toutes d’ici trois ans. Nos distilleries feront de même par la suite, afin que toutes nos activités deviennent autonomes d’ici à 2030. C’est une révolution culturelle pour notre métier où, auparavant, nous subissions nos besoins en eau.
Betterave sobre qui devient puit de carbone
Concernant l’autonomie énergétique, Cristal Union a décidé de mener un pilote d’envergure sur le site d’Arcis-sur-Aube. Comment et pour quel budget d’investissement ?
P. H. : L’investissement nécessaire est de plusieurs centaines de millions d’euros pour que cette sucrerie puisse produire sa propre énergie à partir de la pulpe de betterave. Ce pilote montrera qu’on sait et qu’on peut le faire. Ensuite, suivant les sites, nous utiliserons plusieurs leviers : pulpes séchées et brûlées, effluents de lavage, captation du CO2 des fermentations, transformation en biogaz des résidus de distillerie (vinasse), dont les restes de matières organiques, potasse notamment, iront aux terres agricoles. De ce fait, nos sucreries non seulement ne consommeront plus d’énergie fossile mais constitueront des sortes de puits de carbone, puisque la betterave capte plus de CO2 que sa combustion n’en émet.
La conjoncture actuelle, qui aggrave la volatilité structurelle du marché mondial du sucre, ne grève-t-elle pas vos capacités d’investissement ? Attendez-vous des aides de l’État pour soutenir ces efforts ?
S. B. : C’est un vrai sujet. Il faut savoir que notre concurrent principal, le sucre de canne, n’a pas besoin d’énergie fossile pour être transformé. Pour investir dans une industrie décarbonée, il va nous falloir financer l’équivalent de plusieurs années de chiffre d’affaires. Heureusement, nous avons retrouvé les conditions de marché qui prévalaient avant la crise engendrée par l’arrêt des quotas sucriers. Mais nos ressources ne suffiront pas à financer l’intégralité de cet effort. Ce sont des investissements très lourds. Nous avons choisi de faire vite et fort sur notre site d’Arcis-sur-Aube, notre usine phare, parmi les cinq plus importantes d’Europe, pour démontrer notre capacité et notre détermination. Mais nous aurons besoin de l’accompagnement de l’État, notamment dans le cadre de la loi « Industrie verte » qui vient d’être adoptée.
Optimisation du fret et multimodal
Quels moyens mettez-vous en œuvre au niveau des transports, amont et aval ?
P. H. : Concernant l’amont, pour le transport des betteraves, nous avons optimisé la collecte dès 2012 en passant de camions de 40 tonnes à des camions de 44 tonnes. Nous avons testé des 48-tonnes à la sucrerie de Bazancourt, ce qui permet de réduire les rotations, et les résultats sont très positifs. Pour nous, c’est une solution d’avenir qui doit se généraliser dans toutes nos zones betteravières.
Nous limitons également au maximum les transferts de produits entre nos sites et vers des stockages extérieurs. Enfin, nous généralisons le déterrage des betteraves lors de leur chargement au champ, afin d’éviter le transport de la terre, qui doit rester dans les champs.
S. B. : Le transport aval vers nos clients représente un coût voisin de 5 % du chiffre d’affaires : c’est donc également un enjeu important. Notre groupe s’est inscrit dans la démarche Fret 21 et nous sommes engagés à diminuer nos émissions liées aux transports de 5 à 10 % d’ici trois ans. Nous avons été pionniers du multimodal en faisant une priorité du train, vers Italie, l’Espagne, et même vers l’Auvergne depuis le printemps dernier.
Comment votre trajectoire de décarbonation, validée par le SBTI, englobe-t-elle les trois scopes ? Les pratiques de vos coopérateurs betteraviers évoluent-elles ?
S. B. : Le scope 1 concerne l’industrie et le transport, nous venons d’en parler. Le scope 2 est pour nous marginal dans nos émissions. En revanche, le scope 3 – notre amont agricole – en représente près de la moitié et s’avère complexe à gérer, tant les conditions varient suivant les exploitations betteravières, les régions, voire les parcelles. Cela nécessite une approche sur mesure que nos équipes agricoles conduisent sur le terrain avec une méthode de bio-indicateurs des sols adaptée à chaque exploitation, afin de poser un diagnostic et d’améliorer la fertilité biologique des sols.
Tous les agriculteurs sont en mouvement. Je n’en connais pas un qui ne se préoccupe pas de sa terre et de sa transmission. La recherche avance rapidement et nous pouvons déjà proposer des outils et des services pour préserver mieux les sols et la biodiversité. Mais tout cela doit être pensé et appliqué en préservant les rendements, si l’on veut maintenir nos surfaces betteravières et donc notre industrie en France.
Certification du bilan carbone du sucre incorporé dans les produits industriels
Dans le cadre de votre politique de décarbonation entre une offre de sucre de betterave et d’alcool agroécologique et bas carbone ; en quoi consiste-t-elle?
S. B. : Notre démarche “Amplify” propose soit une offre bas carbone, soit une offre d’agriculture de régénération, soit la combinaison des deux. Pour y parvenir, nous partons de l’analyse de cycle de vie de nos produits en calculant les kilogrammes émis par tonne de sucre ou d’alcool. Notre moyenne est déjà inférieure à la moyenne européenne (d’environ 500 kilos par tonne de sucre) grâce à notre efficience industrielle et à notre rayon d’approvisionnement moyen, de seulement 30 kilomètres.
Amplify nous permet de certifier à nos clients industriels des émissions autour de 300 kilos par tonne de sucre qu’ils incorporent dans leurs produits. Nous leur délivrons des certificats à partir de nos données, qui sont certifiées en interne et auditables. Concernant l’agriculture de régénération, nous calculons un indice à la ferme sur la base du référentiel PADV « Pour l’agriculture du vivant ». Presque 10 % de nos betteraves présentent un indice de régénération supérieur à ce qui est pratiqué ailleurs.
Vos produits grand public à marque sont-ils également concernés ?
S. B. : Nous avons le projet de décliner nos engagements RSE sur nos emballages en les rendant plus visibles. Nous y travaillons pour nos emballages Daddy et Erstein, afin que le consommateur comprenne que nous sommes dans une démarche globale. Nous afficherons des critères solides sur l’intégralité de notre gamme : Daddy doit être une vitrine de ce que le groupe Cristal Union et ses coopérateurs font de mieux que leurs concurrents.
Sucre bio : importation surtout hélas
Comment gérez-vous l’arrêt de la croissance du marché bio, dont vous avez été parmi les premiers acteurs dans le sucre ?
S. B. : Nous avons en effet été les premiers acteurs d’ une culture biologique de betteraves en France. Le marché a perdu plus de 20 % de ses volumes en deux ans. Pour nous, le pire est de déclasser du bio pour le vendre au prix du conventionnel. C’est pourquoi nous préférons contenir nos surfaces aux alentours de 1 500 hectares. Notre objectif initial de 3 000 hectares n’est plus d’actualité, mais le marché du bio redémarrera dans plusieurs années. Aujourd’hui, les trois quarts du marché européen du sucre bio sont fournis par des sucres de canne produits notamment en Amérique du Sud, avec des standards différents des normes applicables dans l’Union Européenne.
Votre stratégie RSE constituera-t-elle une avance pour vous ?
P. H. : La transformation d’une industrie comme la nôtre ne peut se faire que dans le temps long et notre statut coopératif le favorise. Notre chance, c’est que la betterave, notre matière première, nous apporte toutes les ressources dont nous avons besoin.
S. B. : Si nous ne le faisions pas, dans dix ans, nous ne vendrions plus nos produits. Grâce à notre biomasse, nous allons devenir totalement autonomes dans notre fonctionnement, pour assurer notre pérennité et l’avenir de nos coopérateurs.