Responsabilité environnementale
L’Oréal en chef de file
28/09/2023
Depuis quand L’Oréal considère-t-il les enjeux environnementaux comme prioritaires ?
Élodie Bernadi : Depuis plus de vingt ans le groupe a conscience de l’enjeu énergétique et des conséquences sur le plan des émissions de GES. La direction générale a une approche holistique du développement durable, consciente des « neuf limites planétaires » définies en 2009 par le Stockholm Resilience Center, concept qui a depuis été approuvé par les Nations unies et la communauté scientifique internationale¹ : au regard de ces neuf limites, la planète peut se régénérer ou non, en fonction des activités humaines. Si elles sont franchies, elles risquent de compromettre sérieusement la survie de l’espèce humaine sur Terre. Le changement climatique, la perturbation du cycle de l’eau, l’érosion de la biodiversité, dont la disparition de bon nombre d’espèces, le changement d’utilisation des sols et leur appauvrissement, sont autant de limites qui ont un effet direct sur nos activités.
Ainsi nous vendons beaucoup de produits qui s’utilisent sous la douche et affectent la consommation d’eau. L’appauvrissement des sols a des conséquences sur notre politique d’approvisionnement. Notre programme de transformation durable “L’Oréal for the future” vise quatre enjeux : le climat (décarboner notre activité), un usage raisonné de l’eau dans nos procédés de fabrication et chez nos consommateurs, la régénération des écosystèmes avec des politiques de sourcing durables et équitables, et la sortie des énergies non renouvelables, fossiles, qui concernent en particulier nos emballages.
40 % des émissions à l’usage
Sur quoi porte votre feuille de route de décarbonation ?
E. B. : La décarbonation de nos filiales concerne le transport des produits, les déplacements du personnel, en incluant notre flotte automobile, nos sites administratifs et entrepôts, ainsi que nos médias, secteur dans lequel L’Oréal est précurseur : nous avons commencé à calculer les bilans CO2 de nos médias digitaux en les optimisant.
Quels défis spécifiques doit relever l’industrie cosmétique ?
E. B. : La contribution aux émissions de GES de l’industrie cosmétique, de l’approvisionnement en matières premières à la phase d’usage par les consommateurs, tout le cycle de vie, serait, selon une étude de l’institut Quantis en 2020, de 0,5 à 1,5 % . Nous ne sommes pas parmi les plus gros contributeurs, pour autant, il en va de notre responsabilité, en tant que numéro un de la beauté dans le monde, de montrer le bon chemin. Plus de 40 % des émissions de GES sont dues à la phase d’usage des produits, l’énergie que les consommateurs utilisent par exemple pour chauffer l’eau de la douche ; 20 % sont liées à l’emballage, 10 % à l’approvisionnement en matières premières et autant au transport. S’y ajoutent les activités merchandising, point de vente et médias.
Quels sont les maillons à décarboner prioritairement ?
E. B. : Les quatre les plus émetteurs : aider les consommateurs à réduire leurs émissions liées à l’usage des produits, l’emballage, l’approvisionnement en matières premières et les transports.
Passer à la recharge dans les gels douche
Quelles sont vos marges de manœuvre pour réduire les émissions indirectes (scope 3) ?
E. B. : Dans les scopes 1 et 2, le groupe affiche de très belles performances de décarbonation : ils concernent nos outils industriels, nos sites, nous en sommes entièrement responsables et nous travaillons depuis de nombreuses années à notre sobriété énergétique, à un approvisionnement en énergie renouvelable, voire à l’autoconsommation de certains sites. Pour l’heure, L’Oréal ne fait pas de compensation.
Le scope 3 est abordé par l’innovation produit et une stratégie d’emballage durable. Passer au recyclé-recyclable vise à économiser les ressources, l’énergie, celle que nous n’aurons pas consommée pour l’extraction des matériaux d’emballage et leur transformation. Le grand sujet qui va nous mobiliser dans les prochaines années est le réemploi, c’est-à-dire, en qui nous concerne, la recharge, dans les catégories douches et shampoings par exemple. Elle représente 80 % de plastique en moins, et moins d’énergie pour extraire la matière et la transformer.
Le recours aux énergies renouvelables est-il au cœur de votre stratégie ?
E. B. : En France, tous nos sites sont approvisionnés à 96 % en énergie renouvelable : solaire ou éolienne. Nous avons des contrats à court ou moyen terme avec notamment EDF en matière d’approvisionnement. Et nous avons des contrats à long terme, “PPA”² : nous cofinançons deux champs de panneaux solaires qui vont voir le jour en 2025 et nous en sommes le bénéficiaire principal. En 2025, ces deux champs couvriront 25 % de notre approvisionnement en énergie renouvelable en France. Troisième levier : l’autoconsommation, grâce à des panneaux solaires sur certains toits d’entrepôts. Certains se chauffent grâce à la géothermie, ou se passent de climatisation, remplacée par un jeu de trappes qui crée des flux d’air frais.
La carte de la transparence
Parvenez-vous à répercuter une partie des coûts induits dans vos négociations commerciales ?
E. B. : Nous valorisons le coût de notre transformation dans nos négociations commerciales en jouant la carte de la pédagogie avec nos clients. Nous leur apportons les explications qu’ils sollicitent quant aux augmentations des coûts de l’énergie, des matériaux d’emballages, des ingrédients de nos formules. Cela donne lieu à des discussions saines car nos clients attendent désormais des industriels avec lesquels ils collaborent qu’ils soient mobilisés sur les préoccupations environnementales.
Comment avez-vous réagi à la demande de Carrefour d’une « trajectoire 1,5° C » chez ses principaux fournisseurs ?
E. B. : Nous sommes totalement alignés avec Carrefour, ayant le même référentiel SBTI depuis dix ans. Carrefour a raison d’engager ses plus grands fournisseurs dans cette transformation énergétique. Chez L’Oréal, en tant que numéro un sur notre marché, nous avons la même démarche avec nos fournisseurs de matériaux d’emballage, d’ingrédients, de PLV, avec lesquels nous travaillons selon des requêtes très précises en matière d’écoconception.
Partagez-vous des projets avec certains de vos clients ?
E. B. : Avec Carrefour nous avons des discussions très concrètes sur trois grands sujets : la décarbonation des transports, la réinvention d’une promotion plus durable et la création de nouveaux marchés de beauté durable, avec par exemple la recharge.
Un éco-score pour tout le rayon beauté en 2025
Prévoyez-vous de faire figurer un « éco-score » sur vos emballages ?
E. B. : Depuis trois ans, notre score environnemental figure sur quatre de nos marques de la division grand public en France (Elsève, Garnier, Mixa…) et sur huit marques du groupe au total. Le consommateur peut s’informer sur la page produit du site de la marque et prendre connaissance de son score environnemental, élaboré au regard de toute la chaîne de vie du produit, sur la base de quatorze facteurs reconnus par la communauté scientifique. Un macaron va de A à E, de vert foncé à orange foncé. Le consommateur va pouvoir arbitrer en fonction de l’impact. Nous avons rejoint un consortium réunissant les soixante plus grands acteurs de la beauté au niveau mondial : il vise à rendre public, début 2025, un score d’impact environnemental commun à l’industrie de la beauté.
La décarbonation vous conduit-elle à revoir votre portefeuille de marques ?
E. B. : Nous innovons déjà avec la recharge, qui concerne toutes nos divisions et une grande partie du portefeuille de nos marques. Chez L’Oréal, la démarche recherche-innovation est centrale, elle doit être à la fois sobre et vertueuse, et s’adapter, selon le portefeuille de formules et d’emballages, en fonction des positionnements de marque. Toutes nos marques sont engagées dans cette démarche de sobriété, tous les ingrédients de nos formules et de nos matériaux d’emballage bio-sourcés seront bientôt traçables et issus de sources durables. Notre métier s’est considérablement transformé depuis une dizaine d’année.
Comment sont reçues ces offres par vos clients distributeurs ?
E. B. : Notre objectif est de mettre en place des partenariats avec nos clients pour chercher ensemble de la sobriété, transformer le marché, trouver des formules plus naturelles, des emballages plus durables. Ces enjeux sont d’ailleurs de plus en plus présents dans les négociations commerciales. Nous sommes le « scope 3 » de nos clients, par nos produits qu’ils exposent dans leurs magasins.
Le climat bien présent dans les enquêtes d’image
Et par les consommateurs ? Sont-ils associés à vos démarches ?
E. B. : Notre premier devoir est de leur proposer des produits qui vont les aider à réduire leurs émissions de GES : par exemple le shampoing solide chez Dop et Ultra Doux (20 % de consommation d’eau en moins), ou les démêlants sans rinçage Ultra doux. Réduire la consommation d’eau, c’est aussi réduire la consommation d’énergie pour chauffer l’eau. Nous intervenons aussi par la visibilité et la part de voix de ces nouveaux produits et aux gestes qu’ils impliquent. Nous allons communiquer sur les recharges. Et faire de la pédagogie sur la sobriété dans la salle de bains. La marque Garnier parraine un programme court sur TF1, une série de mini-films qui mettent en scène de vrais consommateurs sur des sujets de rinçage, de réemploi, etc.
Suivez-vous l’évolution des leurs préférences au vu des engagements climatiques de vos marques ?
E. B. : Nous évaluons leur perception au sens large, en incluant la dimension climatique et l’engagement durable, par des enquêtes d’image annuelles pour toutes nos marques. L’image de L’Oréal en tant que groupe est également étudiée.
La transition écologique appelle-t-elle de nouvelles compétences ?
E. B. : La transformation doit concerner tous les métiers. Ils doivent tous, à leur niveau, leur compétence, y contribuer au quotidien et avoir conscience des enjeux dans toutes les fonctions : finance, gestion, marketing, juridique, logistique… L’équipe transition écologique compte cent trente personnes au niveau mondial et n’a pas pour ambition d’être plus nombreuse. Dupliquer dans chaque métier un responsable développement durable n’aurait pas de sens.
L’engagement de l’entreprise est un critère majeur de choix pour les jeunes talents. Tous ne se destinent pas à des métiers liés au développement durable, mais ils veulent entrer dans une entreprise où il figure au cœur de la stratégie, qui y consacre beaucoup de moyens et qui l’incarne dans la gouvernance, les produits, avec des engagements visibles.
Sensibilisez-vous les salariés aux enjeux de la décarbonation ?
E. B. : Nous déployons en France la Fresque du Climat depuis 2022. Nous avons une quarantaine d’animateurs en interne qui forment nos équipes très régulièrement. Nous avons déjà formé presque 70 % du personnel de L’Oréal France. Nous élaborons aussi des formations in interne. La dernière a commencé le 14 septembre.
Que représentaient vos investissements « RSE » en 2022 ?
E. B. : Nous ne distinguons pas les investissements liés à notre transformation durable, tout simplement parce qu’ils concentrent 100 % des moyens consacrés à l’innovation. C’est-à-dire 1 139 M€ en 2022.
Une direction mondiale de l’environnement
Depuis quand L’Oréal calcule-t-il un bilan carbone, en France et dans le monde ?
Benoît Mocquant : L’équipe que j’ai le plaisir de diriger est chargée de mesurer les impacts directs de tous les sites du groupe L’Oréal dans le monde, que l’on parle de sites administratifs, industriels, de centrales de distribution ou de laboratoires de recherche. Nous nous intéressons au climat et à notre efficacité énergétique, à l’usage de l’eau dans nos procédés industriels, à la mise en circularité des déchets générés tout au long de notre chaîne de valeur ainsi qu’à la biodiversité de nos sites. Nous disposons de 168 installations dans le monde qui, chaque mois, participent à la construction de la vision agrégée de la performance environnementale. Nous rédigeons des guides, définissons les standards du groupe et les diffusons auprès de nos communautés d’experts. Nous animons le déploiement de ces standards et la construction de feuilles de route dans chaque zone géographique. Et nous assurons la mesure de la performance. Ces communautés locales sont confrontées à des réalités très différentes selon leur zone et le contexte régional. Nos premiers tableaux de bord remontent aux années 2000, nos premiers bilans à 2008. Nous sommes passés du stade de données parfois estimées à une première édition d’un bilan GES, sur 2016, publié en 2017.
Une trajectoire carbone a-t-elle été définie et comment est-elle validée ?
B. M. : Nous avons rejoint le SBTI en 2015 afin d’aligner nos objectifs sur la science du climat. Le premier bilan GES nous a permis de présenter nos trajectoires dans le cadre SBTI en 2017. En 2020, notre groupe a lancé « L’Oréal pour le futur », notre deuxième programme de développement durable, avec de nouveaux engagements sur fond d’évolution de la science et de nos scopes : tous nos sites devront être neutres dans leurs scopes 1 et 2 fin 2025. Nous travaillons à une nouvelle soumission SBTI pour la fin de l’année.
Nous avons une feuille de route commune regroupant les engagements du groupe. Chaque site construit un plan local qu’il nous communique ; tous ces plans sont agrégés dans une feuille de route globale, nous opérons des allers-retours de pilotage. Nous sommes confiants quant à nos capacité d’atteindre nos objectifs 2025 ou 2030.
Nous mesurons nos émissions directes (scope 1 et 2) avec l’espoir de ne plus avoir à les mesurer, car elles seront devenues nulles, à l’exception des installations de sécurité. Concrètement, les sites nous remontent chaque mois leurs données d’activité, ils nous communiquent leur consommation d’énergie en la qualifiant sur la base contractuelle de leurs fournisseurs et en classifiant chaque type d’énergie. Cette base permet d’évaluer mensuellement nos émissions et nous permet d’établir nos publications chaque année.
Un rôle clé d’impulseur
Quelles décisions pourraient vous aider à accélérer la diminution de vos émissions ?
B. M. : Un exemple. Quand, en France, nous signons des contrats d’approvisionnement en énergie de longue durée, nous cherchons à participer à la création de nouvelles sources d’énergie renouvelables. Nous recherchons donc des projets qui vont s’additionner aux capacités existantes su les marchés. L’Oréal a un rôle clé d’impulseur, pour créer une dynamique qui entraîne, au-delà de nos murs, tout un écosystème local. C’est un travail de longue haleine qui implique de nombreux partenaires.
Privilégiez-vous neutralité carbone ou zéro émission ?
B. M. : Notre objectif est de ne pas générer d’émissions, et d’avoir recours aux énergies renouvelables.
Sollicitez-vous des expertises externes, des ONG ?
B. M. : Dans ce domaine comme dans d’autres, on ne peut pas travailler seuls. Ce pourrait même être contre-productif. Nos travaux s’appuient sur des collaborations, car il est important d’écouter ceux qui apportent un éclairage nouveau. Et sur des travaux publiés. Nous participons à des publications comme celles du CDP (anciennement “Carbon Disclosure Project”). Cela permet de mesurer, de nous comparer avec d’autres entreprises et de formaliser la publication de nos résultats.
Avez-vous un soutien financier public ?
B. M. : Sur les projets de décarbonation des sites, nous pouvons avoir un fournisseur d’énergie qui nous attribue une part de renouvelable dans l’énergie qu’il fournit, parfois nous construisons des projets locaux d’autoconsommation, ou des partenariats pour nos sites proches de sources d’énergie renouvelable. Nos modèles sont donc divers : on peut être soit propriétaire, soit utilisateur. De manière ponctuelle certains projets peuvent entrer dans le cadre d’un mécanisme d’aide local.
La politique de L’Oréal s’aligne-t-elle avec les objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies ?
B. M. : À la construction du programme « L’Oréal pour le Futur », les ODD ont été des éléments structurants dans nos approches.
Capacité d’adaptation continue
Où en est le groupe à quelques mois de l’entrée en vigueur de la directive (UE) 2022/2464, dite « CSRD » (Corporate Sustainability Reporting Directive), qui s’appliquera progressivement à compter du 1er janvier 2024 ? Et vis-à-vis des normes de reporting de durabilité détaillées, dites « ESRS » (European Sustainability Reporting Standards) ?
B. M. : Les précisions apportées pendant l’été sur le déploiement de la CSRD vont plutôt dans le sens de nos travaux depuis 2022 sur le sujet. Nous avons conduit une analyse de double matérialité afin d’anticiper les exigences réglementaires européennes en cours de construction et de poursuivre le dialogue avec les parties prenantes. Cette réglementation nous amène à revoir et à compléter la matérialité des différents sujets visés par la CSRD. Elle permettra une communication extra-financière harmonisée entre les acteurs, d’une grande transparence.
Comment éviter que décarbonation rime avec désindustrialisation ?
B. M. : Je suis très optimiste. Mon passé est marqué par vingt ans dans nos usines, et j’ai pu voir évoluer nos capacités de production ou de distribution. La capacité d’adaptation du groupe L’Oréal est impressionnante, de manière continue, nous réinventons notre industrie.