“Raison d’être”, slogan ou cadre stratégique ? - Numéro 474
25/06/2018
L’idée de « raison d’être » que le Rapport Notat-Senard a fait émerger en France et que le gouvernement devrait reprendre dans la loi Pacte, sous forme optionnelle toutefois, est une façon de rééquilibrer publiquement le discours de l’entreprise, jugée trop favorable à l’actionnaire. Façon de dire que la maximisation du profit ne peut être le seul objectif entrepreneurial et qu’il faut viser, au-delà, l’intérêt collectif. Cette idée intéresse un pays où le dissensus historique sur le rôle de l’entreprise occupe le débat politique depuis deux siècles. C’est une idée ancienne aux États-Unis, où le consensus sur la mission économique de l’entreprise justifie comme naturelle la philanthropie, tandis que des formes sociales comme le statut de public benefit corporation (B.Corp) prennent de l’ampleur.
Partout, l’idée d’une mission associée à l’entreprise prend place dans un contexte de mondialisation qui a trop encouragé les activités spéculatives au détriment des retombées sociales. Certes, les deux composantes, libérales et sociétales, se renforcent mutuellement, dans une dialectique de légitimation dont l’asymétrie caractérise l’idéologie à un moment donné ; l’entreprise est acceptée comme une machine à créer de la richesse pour quelques-uns et revendiquée comme devant en faire bénéficier la communauté proche. L’affichage de la raison d’être le rappelle. C’est sa fonction rhétorique et politique, qui fait dire aux firmes qu’elles contribuent à la « mobilité durable » (Michelin), au « bonheur partagé » (Club Méd) ou à la « transition alimentaire » (Carrefour). La raison d’être ne serait-elle qu’un slogan évoquant le métier et prétendant à l’universalité pour habiller la motivation de croître et prospérer ? Si elle en reste à cette façade sociale d’une finalité matérielle, l’idée n’ira pas loin. C’est faire passer la communication du territoire de la marque à celui de la gouvernance, rien de plus ; l’exercice révèle une nécessité de manœuvrer de façon opportuniste en affirmant le contraire, ce qui est une mauvaise technique publicitaire et une faute. Courant à tout moment le risque de l’incohérence, la raison d’être tactique n’a pas grand avenir. Si le concept n’est pas pris en compte par les parties prenantes, investisseurs ou consommateurs, c’est que sa limite saute aux yeux.
Pas de promesse, une offre
Alors pourquoi en faire le socle de l’expression stratégique de l’entreprise, le guide de la décision d’investir ? L’intérêt du concept a trois conditions.
La première est que la raison d’être doit partir de l’intention des fondateurs de l’entreprise, transmise aux générations successives de gouvernants : pour dire le service proposé, à l’origine de toute démarche entrepreneuriale hors de laquelle il n’y a pas création de valeur. Ce service ne se dit pas en termes promotionnels mais dans la langue concrète et simple, sans détour ; ce n’est pas une « promesse », c’est une offre matérielle, étroite ou large, mais bien identifiée.
La deuxième condition d’une raison d’être est d’expliciter les principes de décision que se donnent les dirigeants, en termes de valeurs, d’orientations et d’objectifs. Toute organisation a un système de décision à long terme, qui repose sur des comportements prédictibles. La raison d’être est une limite acceptée pour dire, au-delà de ce qu’on fait, comment et pourquoi on le fait.
La troisième condition est de relier l’offre et le code de conduite aux enjeux du contexte, ceux de la société proche ou lointaine, du territoire ou du monde où l’entreprise évolue. En donnant une vision positive du contexte et du besoin, l’entreprise justifie la réponse qu’elle apporte au marché, et à la société.
La raison d’être ne doit pas être un exercice formel de séduction mais un acte de sincérité et de construction qui inspire l’action, qui donne de la visibilité au projet et engage sur une voie éclairée les responsables de l’entreprise. S’en passer n’est pas une faute, c’est seulement avouer qu’on pilote à vue de façon empirique, au nom du gain à court terme. Mais se lier à une démarche cadrée, qui dit le pourquoi, le comment et le pour qui de la prise de décision, opposable et publique, est un acte de mobilisation collective : une feuille de route dans un univers incertain et imprévisible, que l’équipe dirigeante se transmet et propose aux parties constitutives du contrat social et économique, pour assurer continuité et pérennité.
Ni stratégie chiffrée ni vision vaseuse, la raison d’être est une sorte de code de famille, affectio societatis étendu, lien de confiance et ligne de perspective, autour duquel les dirigeants qui se succèdent assument la poursuite du projet originel, même s’il évolue, se diversifie et s’étend. L’exercice interdit l’excès de style et la métaphore qui fait rêver. Il ne s’agit pas de rédiger une promesse, mais de structurer un bulletin de marche. Les parties prenantes doivent s’en trouver rassurées et savoir à quoi s’en tenir, même si l’entreprise est toujours dans le mouvement.
Voilà pourquoi l’exercice de la raison d’être est utile : c’est le seul point fixe de l’organisation entrepreneuriale, construite pour grandir en s’adaptant. L’inscrire dans les statuts, la rappeler sans cesse aux associés, aux salariés et aux partenaires donne à l’entreprise sa dimension temporelle, au-delà des moyens et des résultats.