Bulletins de l'Ilec

Des non-lieux aux tiers-lieux - Numéro 481

27/05/2019

Il y a l’offre, il y a les prix, mais ça ne marche plus. Parce que le commerce doit répondre à d’autres enjeux. S’il est incapable, en plus de vendre, de donner quelque chose, du lien social ancré dans un imaginaire collectif, il se marginalise socialement et décline. Mais il peut se réinventer, par une théâtralisation qui ne soit pas cosmétique. Entretien avec Benoît Heilbrunn, professeur à l’ESCP Europe

On entend parler partout d’« expérience », qu’est-ce que cela recouvre et engage au-delà de l’acte d’achat, en quoi les circuits de la grande consommation s’y différencient ?

 

Benoît Heilbrunn : Une expérience de consommation est un mécanisme de coproduction de valeur dans lequel le client devient un acteur et non pas simplement un récipiendaire. Il faut que le spectateur devienne spectActeur. Les hypermarchés pâtissent d’être devenus ce que l’anthropologue Marc Augé appelle des non-lieux, c’est-à-dire des espaces qui ne sont ni historiques, ni identitaires, ni relationnels. Il faut qu’un espace commercial s’inscrive dans une histoire et donc une narration. La question est ce que nous raconte cet espace. La signification d’un espace marchand dépend du type de métaphore déployé. Avons-nous l’impression d’être dans un hangar, dans un jardin, dans un musée, dans un appartement ?

L’hypermarché doit faire oublier qu’il est fondamentalement un hangar déguisé. Si le fait d’être un mini-entrepôt avec des rangées de congélateurs n’est pas un handicap pour une marque d’enseigne comme Picard, cela peut s’avérer rédhibitoire pour une grande surface, sauf s’il s’agit de signifier la désintermédiation et donc le prix bas. Les maxidiscompteurs allemands ont longtemps mimé le paupérisme, pour donner l’impression de prix bas ; mais ils sont tous rentrés dans des logiques de revalorisation et de scénarisation de leurs espaces de vente. Dans une société de consommation, on n’achète ni des produits ni du prix, mais du sens. C’est le sens qui attire les gens dans un hypermarché. Ikea nous fait oublier cette dimension d’entrepôt par un gigantesque travail de scénarisation qui nous projette dans l’espace marchand comme si nous étions chez des amis, en nous faisant vivre une forme de suéditude de quelques heures. La durée de la visite n’a de sens que parce que le magasin est construit sur une narration et que cette narration mélange des éléments culturels, industriels et artistiques.

On a longtemps pensé qu’il existait une corrélation entre le temps passé en magasin et le montant dépensé ; dans la première génération d’hypermarchés, datant du milieu des années 60, les rayons étaient organisés en éclatant le panier de références aux quatre coins du magasin, de manière à obliger les chalands à visiter l’ensemble des catégories de produits, à passer plus de temps et à dépenser plus. Les choses ont changé. Les hypermarchés sont devenus trop grands, beaucoup trop grands pour certains, et trop loin, et ce qui était conçu comme une distraction, le shopping, est très souvent perçu comme une corvée : se réapprovisionner, en un minimum de temps. Le premier critère de choix d’un hypermarché est le temps (pour y aller, pour faire ses courses, pour payer, pour se garer, etc.). D’où le succès des supérettes de centre-ville, qui permettent de faire les courses en moins de vingt minutes. Mais tout est question de scénario, qui dépend de plusieurs facteurs : la contrainte temporelle, le budget disponible (est-on en début ou en fin de mois), le caractère festif ou exceptionnel des courses, l’humeur, le temps qu’il fait, etc. Il existe une multitude de scénarios possibles, et il faut distinguer les scénarios pratiques et fonctionnels des scénarios hédoniques et expérientiels. Dans un cas je cherche à gagner du temps, dans l’autre je souhaite vivre une expérience.

Un magasin est-il un lieu de vie ?

B. H. : La visite à l’hypermarché est liée à un coût de transaction important : il faut prendre la voiture, faire des kilomètres, parcourir de nombreuses allées, faire la queue, etc. Le moyen pour l’hypermarché de rester un lieu d’attraction est de transformer cette contrainte catégorielle en un avantage concurrentiel. La plupart des enseignes de grande distribution ne se battent plus que sur l’argument du prix bas, ce qui est suicidaire, car cela détruit de la valeur économique et cela contribue à désenchanter le point de vente.

Pourtant, le scénario du “fun shopping” qu’avait imaginé Carrefour il y a quelques années a échoué. Il faut donc se reposer la question de ce que peut être une véritable expérience de magasinage. La reposer, car c’est déjà la question principale que se pose Aristide Boucicault quand il crée le Bon Marché en 1852 : comment faire pour qu’un point de vente gigantesque attire une clientèle variée tout en lui permettant de vivre un temps récréationnel ? D’où une salle de lecture pour les hommes, des stands de limonade pour les enfants, des concerts organisés le samedi, etc. Boucicault a compris que l’idée de grand magasin ne pouvait fonctionner qu’en intégrant des pratiques culturelles. C’est d’ailleurs comme cela que ce type de lieu de vente est devenu une catégorie culturelle en soi.

Les Américains ont compris que les vastes shopping malls, ces « cathédrales de la consommation » pour reprendre l’expression de Georges Ritzer, ne pouvaient fonctionner qu’en attirant les chalands en dehors des heures de travail (soirée, week-end), pour leur proposer des activités sortant du strict cadre marchand. La visite au centre commercial est devenue une pratique culturelle en soi. L’hypermarché propose, dans le centre commercial auquel il s’arrime, un cadre d’expérience qui sort du strict ravitaillement, des activités qui sont récréatives, culturelles voire artistiques.

Vers le consommateur artisan

L’histoire de l’art est depuis Marcel Duchamp celle de la porosité croissante des domaines de la marchandise, de l’art et de la culture. Or les pratiques artistiques et culturelles nécessitent du temps, beaucoup de temps, qu’il s’agisse d’apprendre à jouer du piano ou de comprendre l’art abstrait. Les hypermarchés peuvent justement mettre à disposition du temps et de l’espace. L’hypermarché et la galerie commerciale sont des lieux idoines pour faire de nous des artisans. Par artisan, j’entends, dans la lignée de Richard Sennett, non pas uniquement celui qui est doté d’un savoir-faire, d’un tour de main, mais celui qui est animé par le désir, commun à tout homme, de bien faire quelque chose en soi, tout en étant en dialogue avec la matière.

Si l’on accepte que nous sommes tous des artisans en puissance, alors pourquoi le centre commercial n’agglomérerait-il pas les dimensions culturelles, artistiques et artisanales qui sont propres à la fabrication, à l’autonomisation et à l’épanouissement des individus ? Cela signifie concrètement associer à l’univers marchand des univers de savoir et de sensibilité liés à des pratiques, cuisiner, jouer d’un instrument, entendre un texte poétique, etc., qui permettent aux individus de se libérer de la servitude marchande. Il faut que l’hypermarché redevienne un marché au sens propre, qui permet la déambulation, la rêverie, l’apprentissage, la découverte, la surprise.

Avec la digitalisation du commerce, la tendance serait-elle à un temps de la consommation diffus ?

B. H. : Internet vise à réduire la phase d’acquisition, alors que l’hypermarché peut permettre de la dilater, par des logiques d’« expérientialisation ». Il y a trois façons de prendre une décision d’achat. D’abord, plus de la moitié sont routinières : nous répétons nos choix car cela nous permet de gagner du temps, cela simplifie et raccourcit le processus de décision ; c’est pourquoi la fidélité à un panier de marques a souvent un ancrage fondé sur la volonté de gagner du temps. Ensuite, il y a la prise de décision faisant appel à une recherche contextuelle d’information limitée, au point de vente ou au moment de l’achat ; c’est ce qu’on appelle la résolution limitée de problème. Et il y a la résolution extensive, qui nécessite une recherche d’informations pouvant prendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Il y a une différence entre acheter un séchoir à cheveux et acheter une voiture.

De manière générale, le commerce nous pousse à raccourcir le processus de décision pour éviter ce qui est la pire des menaces pour tout commerçant : le report d’achat. Il y a encore vingt ans, de prétendus experts du commerce clamaient haut et fort que les Français n’achèteraient jamais d’ordinateurs ou de bijoux dans les grandes surfaces non spécialisées. Le résultat, c’est qu’aujourd’hui le « Manège à bijoux » de Leclerc est numéro un du marché français… On peut tout acheter n’importe où, ce qui est d’ailleurs l’horizon utopique que dessinent chacun à leur manière Alibaba et Amazon.

Autrefois, on distinguait le « consommateur » et le chaland ou “shopper”. Le consommateur, c’était l’individu sollicité par des médias dans ses activités quotidiennes ; le chaland, c’était la même personne mais dans un point de vente, en situation d’achat.

Avec la digitalisation, nous sommes devenus des shoppers à tous les moments de notre vie. Le média devient le magasin et réciproquement. Pour le vendeur il s’agit de mettre en œuvre des mécanismes d’activation immédiate des ventes ; c’est-à-dire de réduire le processus de décision pour favoriser l’achat d’impulsion, ou de transformer une recherche extensive en une recherche contextuelle d’informations, afin que la décision soit prise en quelques minutes, voire moins. Internet est un outil de comparaison des offres et des prix, certes, mais surtout un activateur et un accélérateur d’achat. Les grandes surfaces ont une carte à jouer dans le ralentissement du processus de shopping, pour lui redonner du sens et de la valeur.

 

Propos recueillis par J. W.-A.

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