Toujours plus - Numéro 481
27/05/2019
En ouvrant de petites surfaces de proximité (Carrefour Drive Piéton, Leclerc Relais, etc.), la grande distribution referait-elle ce qu’elle a naguère détruit ?
Frank Rosenthal : Non, pas directement. Ces points de retrait correspondent aux évolutions sociologiques et de la vie urbaine. Le développement des grandes métropoles est un phénomène mondial. La proximité a un un rôle à jouer partout, et plus l’urbanisation est forte, plus elle devient importante. Tokyo, la plus grande métropole mondiale, est emblématique pour la proximité.
En France, la proximité est le format qui a le plus évolué ces dix dernières années, sous l’impulsion de Monoprix, le spécialiste de la vie en ville, de Franprix, de Carrefour City, de My Auchan et des indépendants Systhème U et Intermarché, qui ont développé leurs formats spécifiques. Le drive piéton et les points de retrait sont un nouveau phénomène de centre-ville, inauguré par Thomas Pocher, adhérent Leclerc à Lille. Cela permet de batailler sur les prix (Leclerc et Carrefour promettent des prix comparables à ceux de leurs hypers) et de relancer la bataille commerciale. Le parc parisien en commerce physique est assez concentré. Le drive piéton permet, avec des surfaces moindres, plus d’emplacements disponibles et des coûts immobiliers plus faibles, de bouleverser le paysage de la distribution. À condition que les Parisiens y adhèrent.
Allons-nous vers des friches commerciales à la place de certaines grandes surfaces périphériques ?
F. R. : Il y a sans doute trop de mètres carrés en France. Mais malgré les difficultés du commerce, les surfaces commerciales dans leur ensemble continuent de croître. Le phénomène n’est pourtant pas inépuisable et ne fait qu’intensifier la lutte commerciale, qui implique pour certaines enseignes des rationalisations dans leur parc. Mais en périphérie de nouveaux acteurs arrivent : le néerlandais Action devrait compter à la fin de l’année cinq cents magasins en France. C’est moins le choix de la périphérie ou du centre-ville qui importe que l’attractivité des enseignes. On peut être une enseigne de périphérie ou de centre-ville attractive, il n’existe plus de vérités dans le commerce.
Est-ce qu’on peut considérer qu’existent des formes d’e-commerce de PGC qui répondent de façon satisfaisante au problème du dernier kilomètre, sous l’aspect de son impact environnemental ?
F. R. : Oui, quand les moyens de livraison utilisés sont le vélo ou les véhicules électriques. Le cas de Carrefour avec Livraisonexpress.carrefour.fr est intéressant. Les livraisons se font de 9 à 22 heures à vélo, à Paris, Bordeaux, Lyon, Toulouse, Montpellier, Nantes, Lille, Rennes, Strasbourg, Nice, Marseille, Aix-en-Provence et Dijon. C’est un grand avantage du commerce physique d’utiliser le maillage de ses magasins pour limiter les distances de déplacement. Beaucoup de solutions existent, comme la start-up Stuart, achetée par La Poste. Néanmoins, la facilité de commande, la rapidité et l’exactitude du créneau de livraison prennent souvent le pas sur l’aspect développement durable.
Livrer dans un coffre de voiture, ça se pratique beaucoup en France ?
F. R. : Non. Mais la technologie va le permettre de plus en plus. Les constructeurs automobiles comme les géants de la livraison y travaillent. C’est déjà possible aujourd’hui, mais il faut que la confiance se généralise. Amazon y réfléchit, ainsi que Volvo, General Motors ou Audi. Ce qui coûte cher dans la livraison, c’est l’échec de la livraison et l’impact d’une deuxième. Tout ce qui va dans le sens d’une réduction de ce taux d’échec a de l’avenir.
Quelles perspectives voyez-vous pour un modèle comme Loop1 (commande en ligne et livraison de produits sans emballage jetable) : comment peut-il être compatible avec un large assortiment ?
F. R. : Le projet est très récent et démarre. Loop se définit ainsi : « une plateforme e-commerce proposant des produits du quotidien dans des emballages consignés. Les emballages à usage unique sont remplacés par des contenants durables et design, exclusivement disponibles sur Loop »2. La promesse est intéressante, car elle réconcilie consommateurs et citoyens. Son succès dépendra de la largeur d’offre mais aussi de la simplicité d’usage, de la compétitivité en prix et de l’expérience client. La largeur d’offre doit correspondre aux référents du marché avec les emballages traditionnels. À ce projet soutenu par Coca-Cola, beaucoup de marques de PGC et non des moindres participent, comme Évian, Pampers, Ariel, Tropicana et d’autres. Carrefour lui apporte ses marques de distributeur Carrefour et Carrefour Bio. Mais c’est bien au lancement qu’il faudra juger si on peut, comme en drive, y faire un plein de courses.
L’extension des moyens en « information produit digitalisée » conduit-elle les marchés vers des plateformes qui réuniraient, avec la vente, la notation de produits (aujourd’hui le fait de sites spécialisés plus ou moins militants) ?
F. R. : Oui, il va se passer des choses intéressantes sur ce sujet. Les avis des clients sont de plus en plus importants, et pas seulement pour la culture et le tourisme. Quand Amazon va dans le commerce physique avec sa chaîne de librairies Amazon Books ou son enseigne Amazon 4 Star, ce sont les avis des clients (notes supérieures à quatre étoiles) qui décident de l’assortiment. Dans l’alimentaire, Amazon Go permet au consommateur, dès l’achat terminé et la réception du reçu électronique, d’envoyer un retour très simplement sur chaque produit acheté. L’application de Système U « Y a quoi dedans » est au départ, comme Yuka, collaborative et participative. Les avis de clients ne sont pas l’apanage d’Amazon. Ils seront à l’avenir très utiles, notamment pour les lancements de produits.
D’un point de vue d’industriel, l’élargissement de l’exposition en ligne des innovations permet-il de limiter les gaspillages liés à des lancements hasardeux ?
F. R. : Pas sûr. D’abord, si le lancement est hasardeux en termes de réelle innovation, sur un élément du mix, ce n’est pas parce qu’il va se faire en ligne que cela va résoudre le problème. Ensuite, l’exposition en ligne ne fait que compliquer les problèmes de diffusion « DN-DV »3. Avec les grands distributeurs, c’est plus compliqué pour les industriels, car l’offre en drive, ne l’oublions pas, est plus réduite que l’offre en magasins. C’est une vraie particularité de l’e-commerce. Et aller sur des plateformes comme Amazon, CDiscount, Zalando ou autres ne simplifie pas les problèmes de référencement, bien au contraire.