Transcanal, art des combinaisons - Numéro 460
28/10/2016
Distinguer commerce et « e-commerce » a-t-il encore un sens ?
Frank Rosenthal : Les frontières sont devenues plus floues. L’idée la plus répandue aujourd’hui est qu’ils sont de moins en moins dissociables. Cela a du sens pour trois raisons. D’abord, la complémentarité est de plus en plus forte, l’omnicanal et le transcanal deviennent des réalités ; l’omnicanal se développant, le commerce en ligne est moins isolé. Ensuite, les enseignes et les consommateurs, pour des raisons différentes, apprécient le clic et retrait, qui combine les canaux. Enfin, l’organisation des enseignes est de moins en moins en silos : cela favorise la complémentarité entre les canaux, au lieu de la sempiternelle bataille de chiffres entre magasins et sites en ligne. Malgré ces évolutions, il faut encore distinguer e-commerce et commerce pour apprécier la part de l’un et de l’autre. Les derniers chiffres situent aux États-Unis le commerce en ligne entre 8 et 10 % du commerce total. On est loin de l’idée, fausse, que les magasins vont disparaître. Ce qui disparaît, ce sont les mauvaises enseignes, ou celles qui ont raté ou négligé le virage digital.
De grandes enseignes spécialisées ont en effet disparu, faute de s’être adaptées (Virgin, 3 Suisses…) ; celles de la grande distribution à dominante alimentaire savent-elles s’adapter et anticiper ?
F. R. : Le digital a compliqué le commerce pour plusieurs raisons. Il a fallu évoluer, et vite, compte tenu de la rapidité des changements. Il a aussi fallu revoir les organisations. Et, changement majeur, le digital donne un pouvoir important aux consommateurs. À la fois pour préparer leurs achats, ce qu’ils font – 88 % des visiteurs en magasin chez Décathlon sont allés sur Internet se renseigner avant leur visite –, mais surtout parce qu’avec l’émergence des réseaux sociaux la voix du consommateur porte et l’effet du bouche-à-oreille est multiplié. Devant ces changements, ceux qui sont restés statiques, comme Virgin ou le libraire Borders aux États-Unis, sur des marchés très difficiles, ont disparu.
Pour la distribution alimentaire, le sujet est différent. Historiquement, le commerce en ligne y a été un échec. Pour une raison simple : ni les enseignes ni les consommateurs n’ont voulu financer la livraison à domicile. Le drive, lancé par Chronodrive et industrialisé par Leclerc, a été une réussite. Parce que ses prix sont ceux du magasin, mais aussi parce qu’avec des points de retrait en magasin ou en solo le problème de la livraison ne se pose plus. Avec un parc de quatre mille points de retrait, il a pris en un temps record près de 5 % du marché des produits de grande consommation : environ la part de marché de Lidl avec 1 500 magasins.
Son modèle pourrait toutefois être mis en question par l’arrivée d’Amazon, qui, s’il recourt à la livraison à domicile, a un nouveau modèle économique (abonnement Amazon Premium). De plus, l’américain, en se donnant les moyens de livrer en un temps record, renouvelle le service. Les cartes peuvent donc être rebattues. D’autant que le drive est un ovni dans le commerce en ligne. Car alors que celui-ci offre habituellement un choix plus large que celui du magasin, c’est l’inverse avec le drive, qui pour des questions de logistique et de rentabilité limite son assortiment, à dix mille références en moyenne, soit beaucoup moins qu’un hypermarché. Amazon, lui, a déjà cent mille références en alimentaire.
La manne des données clients est-elle sous-exploitée par la distribution ?
F. R. : Quelles sont les conditions d’une bonne exploitation des données clients ? Tout d’abord qu’elles soient complètes, bien collectées et mises à jour. Problème délicat. Sans compter que 10 à 12 % des Français déménagent chaque année : si vous ne faites rien, en moins de cinq ans la moitié de votre base clients n’est plus exploitable. Bien collecter les données demande des efforts. En grande distribution alimentaire, lorsque le personnel de caisse propose la carte gratuite, il est difficile de s’assurer que le remplissage des données est intégral, et à distance sur Internet le client seul choisit ou non de le faire. Ce problème de collecte n’est pas plus facile dans la distribution spécialisée, quand une enseigne compte par chaland trois ou quatre visites annuelles. C’est la raison majeure d’une éventuelle sous-exploitation.
La deuxième raison est l’utilisation de programmes de fidélisation qui, souvent, récompensent un comportement promotionnel et non un comportement de fidélité (je viens plus souvent, je dépense plus, je préfère cette enseigne). Aussi, face à un comportement opportuniste, même si vous avez des données justes et complètes, il est difficile de mener une stratégie de fond en utilisant avec pertinence les données pour modifier le comportement du consommateur. Il faut choisir les combats, et dans le cadre des programmes de fidélité, le choix a été négligé. Stratégiquement, c’est essentiel.
Le numérique, par son potentiel de désintermédiation, remet-il en question le modèle achat-revente du commerce traditionnel ?
F. R. : Totalement, parce que tout le monde peut acheter et vendre. C’est une des plus grandes révolutions du commerce. EBay, Le Bon Coin, Amazon et toutes les places de marché permettent à chacun d’être commerçant. Le phénomène est bien installé et peut s’amplifier, avec la simplification des moyens de paiement. Et encore, je ne parle que de la relation consommateur à consommateur, très importante du fait que la distribution n’est plus un passage obligé. Il y a aujourd’hui 110 000 annonces de produits Ikea vendus sur Le Bon Coin ; si j’achète une bibliothèque Billy à un client Ikea, je ne l’achète pas chez Ikea, donc Ikea réagit et reprend lui-même des meubles usagés contre des bons d’achat. Sur le marché des taxis avec Uber ou de l’hôtellerie avec Airbnb, le digital change tout. C’est loin d’être fini, avec l’essor des places de marché où chacun peut se positionner, ça représente 50 % de l’activité d’Amazon dans la vente en ligne ! De nouveaux acteurs apparaissent et les acteurs bien installés doivent se réinventer. Le processus est loin d’être achevé.
La gestion des entrepôts a-t-elle beaucoup changé avec le digital ? Sous cet aspect, acteurs traditionnels et commerçants en ligne se différencient-ils?
F. R. : Je ne crois pas qu’un modèle soit plus fort que l’autre en logistique. Il existe juste des acteurs qui en font leur force. C’est le cas d’Amazon. Quand on commercialise plus de trois cents millions de produits, être excellent en logistique est une nécessité. La « longue traîne » est une promesse forte de l’américain depuis ses débuts. Ce qui change, c’est la rapidité avec laquelle il faut livrer. La livraison le même jour pour être presque aligné sur le commerce physique est une grosse bataille. Cela va encore plus loin quand on peut livrer dans l’heure ou dans les deux heures (Amazon Prime Now) : dans ce cas, il faut des entrepôts proches des grandes zones urbaines, celles où résident la grande majorité des clients. C’est ce que fait Amazon dans son bastion américain, où il couvre avec ses entrepôts toutes les métropoles. Les acteurs traditionnels quadrillent déjà le territoire avec leurs magasins, le drive leur permet de multiplier les points de retrait. Casino avec Cdiscount a très bien utilisé cette stratégie de maillage, qui est un réel atout concurrentiel. Walmart fait de même aux États-Unis.
Le numérique a-t-il élargi l’offre de PGC ? Les gammes ? On trouve 1 800 références de pâtes sur Amazon, soixante pour une même marque…
F. R. : Pas vraiment avec le drive : il a plutôt raccourci l’offre, pour des questions logistiques et financières, se concentrant sur les marques majeures et les MDD. Mais la largeur de choix, l’atout numéro un des grands hypermarchés, est-elle encore une force dans l’alimentaire ? C’est à voir, car cela complique l’offre. Comment choisir parmi 1 800 références de pâtes ? Les logiques d’e-merchandising ressemblent à celles du merchandising.
Va-t-on vers une multiplication des points-relais multicommerces aménagés, ou celle des consignes propriétaires ?
F. R. : C’est déjà le cas et cela va l’être de plus en plus. Parce que le client ne subit plus l’heure de livraison, il la choisit. Et parce qu’il est plus facile de récupérer un produit sur le trajet domicile-travail ou inversement que de se faire livrer. Et là, c’est l’e-commerce qui est en retard (mis à part quelques acteurs ou quelques promesses) en imposant l’incertitude horaire du passage du livreur, qui ne convient pas à des actifs urbains. La multiplication de points de retrait va continuer. Dernier exemple en date, Darty, depuis son achat par la Fnac, pourra proposer son réseau de points de retrait aux clients de la Fnac, et inversement. C’est l’une des multiples synergies que le nouveau groupe va développer. Tout ce qui contribue à apporter plus de liberté aux clients améliore leur expérience, et c’est le cas des casiers et des points de retrait.
La numérisation favorise-t-elle le commerce de proximité ? Est-elle un facteur de recomposition de parc commercial traditionnel ?
F. R. : La numérisation suscite nombre de transformations, mais elle est complémentaire du parc traditionnel. Le commerce de proximité est fondé sur l’humanisation par la connaissance réciproque entre le consommateur et le commerçant. Cette relation va se renforcer. Lorsque des clients ont un problème avec leur commande en ligne, ils aiment contacter un magasin. C’est une vraie limite pour les purs opérateurs pointcom.
Le contact humain a du sens par le souci de protéger les emplois, mais aussi par le besoin de lien, de rencontre, d’échange ou même de lieu de rendez-vous. Le consommateur et le citoyen y convergent. Les formes de commerce ne s’opposent pas, elles se complètent, les enseignes gagnantes seront sur tous les fronts et offriront en même temps le meilleur du commerce physique et le meilleur du digital. Bref, nous allons vers l’essor du transcanal… quand le choix des canaux ne sera plus influencé par le prix, ce qui est encore loin d’être le cas.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard