Pratiques commerciales, effets sociaux - Numéro 482
30/06/2019
L’Ilec a lancé en 2018 un groupe de travail permanent formé de représentants de ses adhérents, la plupart responsables commerciaux, autour des enjeux, principalement commerciaux aux aussi, de la vente en ligne de produits de grande consommation. L’idée originelle, pour cadrée qu’elle était sur les conditions de l’achat-vente du point de vue des industriels, s’est bientôt focalisée sur un sujet omniprésent dans les préoccupations : les pratiques des grands « purs acteurs » en ligne.
Ce n’est pas d’hier que l’Ilec s’alarme des relations marquées par un manque de confiance qui se cristallise dans des exigences implacables de taux de service à la livraison assorties de pénalités logistiques, et d’une concurrence entre enseignes dont le moteur est l’alignement sur le prix le plus bas plus que la qualité du service, fragilisant l’emploi et l’innovation dans le commerce comme dans le tissu industriel. « Digitalisé », ce travers semble encore plus néfaste. Et de l’avis de la plupart des industriels concernés, les pratiques de celui des distributeurs traditionnels qui était le plus critiqué il y a quinze ou vingt ans n’ont jamais atteint un tel systématisme : avec le digital s’ouvre l’âge la production en série des mauvaises pratiques.
Repositionnement léonin du prix
Le premier acteur de la vente de PGC en ligne1 (hors « drives » des enseignes traditionnelles) est connu pour contourner le droit des pratiques sur le marché français, en s’y prévalant du droit luxembourgeois. Et pour vendre à ses fournisseurs des services marketing dont l’acquisition n’est pas considérée comme un investissement à prendre en considération au titre de la dégradation tarifaire. Il a aussi mis au point des procédures de révision automatique du « prix convenu », et des procédures tout aussi impersonnelles de déréférencements, dès lors que son algorithme décèle un « manque de profitabilité »2.
Les déréférencements unilatéraux en dépit d’accords signés en cours d’exécution ont toujours existé dans la distribution, sous des appellations plus ou moins ésotériques (« Code 4 »…). Avec l’invention par une plateforme du craping (acronyme CRAP3 pour “Cannot realize any profit”), le procédé change d’échelle.
Un fournisseur, comme avec tous ses clients, convient pour son produit d’un prix de cession pour un an (« prix convenu »), prix en fonction duquel la plateforme établit son prix de revente, ou prix de vente consommateur (PVC). Ce qu’il peut en permanence redouter avec ce client singulier, c’est la découverte, sur un site concurrent, du même produit proposé à un PVC inférieur : la plateforme aligne aussitôt son propre prix de revente sur ce prix plus modique, puis se retourne vers le fournisseur pour lui signifier que son produit est « crapé », en le mettant devant l’alternative suivante : soit dégrader son prix de cession, soit disparaître de la plateforme. Dans le second cas, le produit est déréférencé, en violation de l’accord signé.
Or la facilité de la comparaison entre les sites en ligne, conjuguée à la mobilité des prix affichés et à l’interférence des promotions, est telle qu’aucun fournisseur ne peut se croire durablement à l’abri de la formule. Pour ceux qui comptent cette plateforme parmi leurs principaux clients, l’insécurité commerciale et financière est considérable, a fortiori s’il s’agit de produits saisonniers. Certains ont les reins plus solides que d’autres, mais tous en sont fragilisés.
Croissance accaparée
Autre procédé : le réajustement de marge. Un prix a été convenu au 1er mars pour un an, le fournisseur croit pouvoir s’y fonder. Il a tort, puisqu’à tout moment dans l’année il est exposé à recevoir de la plateforme un message l’informant d’un « potentiel d’augmentation de chiffre d’affaires » si « remise à jour des coûts de certains articles ». Autrement dit, il lui est alors demandé de baisser son prix de cession, en ces termes suaves : « Nous tenons à vendre ces produits mais nous ne sommes plus en mesure d’émettre des commandes. » Qui ne serait ému d’une impuissance si pénible ! Et comme le digital appelle l’économie, la plateforme obligeamment d’acter d’un simple clic la dégradation tarifaire attendue.
Mais en fait, qui des grands fournisseurs de cette plateforme se fonde sur le « prix convenu » ? La plupart ont déjà été avisés par courrier que leur serait demandée une forme de compensation sur les produits les moins profitables…
Par ailleurs, une plateforme mondialisée est en position idéale pour alimenter la course à la baisse de prix de cession en jouant de l’interdiction, par le droit européen de la concurrence, des « restrictions territoriales » à la libre circulation des marchandises. Les volumes concernés par les « importations parallèles » sont encore modestes dans le secteur des PGC, mais leurs effets le sont déjà moins, puisque la visibilité conférée aux produits concernés incite les enseignes concurrentes traditionnelles, sur le marché français, à demander à leurs fournisseurs un alignement de conditions, alimentant le moteur à déflation qui se répercute jusqu’à l’amont de la chaîne.
Transfert de charge RSE
Côté logistique, l’avantage d’un référencement sur la première des plateformes passe pour ses fournisseurs, depuis mars 2019, par la conformité à un cahier des charges drastique. Présentée comme répondant à la nécessité de servir « l’expérience client » tout en satisfaisant à la meilleure performance environnementale (prêt à l’envoi, totalement recyclable, etc.), la normalisation mise en œuvre par cette plateforme avec son programme « emballage antimécontentement » met les fournisseurs dans l’obligation de se doter d’une chaîne d’emballage secondaire (cartons) spéciale pour elle. À défaut, ils s’exposent à des pénalités4, déduites directement de la facture, à raison de 5 € par carton de 100 unités. Une norme équivalente assortie de conditions similaires s’appliquera à partir du 1er août à certains emballages primaires.
Normalisation « responsable » donc, mais selon une norme propriétaire et à condition d’apprécier les « économies de matériau » alléguées dans le seul périmètre de l’enseigne : en oubliant ce qu’elle occasionne de duplications de ressources chez le fournisseur. Or la charge est considérable pour le modèle économique d’une PME. À moins d’en changer et de ne plus vendre qu’à ce client ? À l’horizon des pratiques unilatérales assises sur la dissymétrie des contractants se profile alors la dépendance économique – au sens du droit de la concurrence.
Les premiers purs acteurs de l’e-commerce généraliste ne se sont pas associés à la « Charte PME-plateformes »5 adoptée le 25 mars dernier sous l’égide du secrétariat d’État au Numérique6. Ni n’ont souhaité s’en expliquer. Cette charte, qui ne fera peut-être qu’anticiper l’entrée en vigueur du règlement européen “P2B” « promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices des services d’intermédiation en ligne »7, sur lequel se sont accordés le Conseil et le Parlement européen le 13 février dernier8, n’a pas selon ses termes de « valeur normative ». Ses recommandations (formalisation contractuelle, explications sur le classement commercial et les déréférencements, lutte contre les contrefaçons…) ne paraissent guère de nature à freiner le déploiement de pratiques telles que celles décrites ci-dessus. Mais l’engagement à « garantir un échange ouvert, fiable et individualisé à tous les stades de la relation commerciale » est peut-être trop étranger à une conception du commerce où à la relation de confiance est préférée en toute chose la procédure automatisée d’un portail.