Éditorial
Au-delà du Petit Poucet - Numéro 414
30/10/2010
Elles seraient, selon le philosophe Michel Serres, parmi les premières à avoir laissé leurs traces sur le sable pour marquer, avec le dessous de leurs chaussures, leur pas-sage. Dames de compagnie pour certains, péripatéticiennes pour d’autres, du consommateur au produit, la traçabilité vient de naître.
Mais le premier ne sait rien encore de la qualité du second avant de l’avoir testé. Le chasseur piste l’animal par les traces de ses pas, l’animal piste l’homme par les traces de son odeur. Par la généalogie, je me trace, donc j’existe, par l’œuvre accomplie, je laisse une empreinte. L’amphore est à la fois trace de son temps et trace du potier qui, sur la céramique sigillée, a laissé sa marque par ses initiales. Par le parfum ou la madeleine, je laisse ou garde une trace mémorielle des sens. Conservatoire de traces, les registres paroissiaux furent à l’origine de notre état civil. Nul doute que Vidocq aurait résolu plus vite ses enquêtes criminelles avec la méthode Bertillon des empreintes digitales ou la comparaison des ADN. Dans les portefeuilles, un document inventé en… 1941 nous est un brevet de traçabilité familier : la carte d’identité nationale, qu’ont rejointe les cartes bancaires, cartes de délité, carte Vitale, carte d’électeur… Tracer pour le plaisir, tracer pour se rassurer, tracer pour prouver, tracer pour suivre, tracer pour contrôler. Il ne s’agit plus seulement de retrouver son chemin dans la forêt.
De l’ère agricole à l’ère industrielle, de la vie des champs à celle des villes, un réseau tentaculaire s’étend progressivement qui suit aussi bien le produit et l’individu dans l’espace et dans le temps. A l’ère de la société de l’information, la traçabilité devient une question majeure, dans le domaine de la consommation et au- delà. Il s’agit pour Christian Huard « d’avoir des outils qui servent les intérêts des consommateurs », et de sécurité collective (rappels de produits), comme le souligne Alain Bazot qui en appelle à une « traçabilité garantie ». Les techniques (codes à barres, géolocalisation GPS, Wifi, Bluetooth, RFID, nanotechnologies..) sont de plus en plus sophistiquées et les réseaux sociaux (Facebook, Twitter…) s’étendent.
Au seul risque que Big Brother et sa mémoire numérique n’empiète sur la vie privée des individus ? Emmanuel Kessous distingue trois formes de surveillance des personnes, parmi lesquelles il attire l’attention sur la « surveillance interpersonnelle », qui « nourrit les autres ». Rappelant une recommandation européenne de mai 2009, Alain Pannetrat souligne que « les industriels devront évaluer l’impact sur la vie privée des applications RFID qu’ils développeront, avant de les mettre sur le marché ». L’idée est d’intégrer la protection de la vie privée dès la conception des applications, « afin qu’elles ne se développent pas au détriment des libertés publiques ». Face au risque d’intrusion dans la vie privée, Thierry Maillet pose la question de savoir « si les organisations professionnelles doivent prendre en main le dossier de la traçabilité ou si elles doivent l’abandonner au gouvernement ».
Traçabilité, traçabilité ! Nulle trace du mot dans le Robert, le Larousse ou le Littré. Ce néologisme serait-il si récent ? Pour Louise Merzeau, il est « surtout utilisé depuis quelques années dans le registre sanitaire et la démarche qualité, en particulier depuis les crises de la vache folle et de la fèvre aphteuse ». Si, pour certains, le terme a revêtu une connotation teintée de suspicion, Pierre Georget dit sa confiance en un « avenir de la traçabilité dans les réseaux », pour « décloisonner les organisations et permettre un partage des données entre tous les acteurs impliqués dans la vie de la marchandise ». Retour à l’utilité, que partagent Vincent Bagès, qui voit dans la traçabilité une source d’avantage concurrentiel potentiel pour son entreprise, ou Cédric Chéreau, quand il se réjouit que « le croisement des données [permette] de mieux comprendre les comportements d’achat ».
Reste, rappelle Serge Papin, que « le commerce n’est pas fait que de techniques, c’est aussi une relation, un échange entre des personnes physiques, un vendeur et un acheteur ». Il y aurait donc encore une… trace d’humanité.
Jean Watin-Augouard