Que font les polices ? - Numéro 404
30/10/2009
Dans une de ses Fictions intitulée « La Bibliothèque de Babel », Jorge Luis Borges imagine le fantasme de tout lettré (par ailleurs cauchemar du général de brigade Stumm von Bordwetz dont les lecteurs ont fait la connaissance le mois passé ; la remarque s’impose étant donnée la puissante représentation de la maréchaussée dans le présent Bulletin). Il rêve la bibliothèque idéale, image de l’univers : « L’Univers (que d’autres nomment la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales… » L’interminable théorie des hexagones contient toute la pensée. « De ces prémisses incontournables il [un bibliothécaire de génie] déduisit que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques, c’est-à-dire tout ce qu’il est possible d’exprimer dans toutes les langues. » Vertige de l’esprit dont la Tour Bibliothèque, échelle de Jacob inversée, conduit au Logos par le seul secours de l’intelligence humaine. « Quand on proclama que la Bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant. Tous les hommes se sentirent maîtres d’un trésor intact et secret… L’Univers se trouvait justifié. » Retour à la théologie de la justification. Comme au Paradis, toutefois, le ver était dans le fruit, ou plutôt le serpent rôdait au pied de l’arbre de la connaissance, prototype béatifique de la Bibliothèque de tous les savoirs. En effet, la Bibliothèque comme Internet déréalise le monde : « La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes. » Se substitue au monde sensible une mascarade qui se nomme l’univers du virtuel, Babylone immatérielle, lieu de toutes les turpitudes anonymes. Borges en vain nous avait avertis. Désormais, plus sûrement que la couche d’ozone, l’internet enferme la planète dans sa toile, offrant un terrain de jeu à la criminalité, comme si, au terme de la constitution de la Noosphère chère au père Teilhard, n’apparaissait pas l’Omega, mais le péché répété. Est-ce un hasard si le colonel Régis Fohrer fait une allusion au Décalogue, lorsqu’il évoque « dix recommandations pour la sécurisation de l’espace numérique des entreprises » ?
Comme vous y allez, diront les sceptiques, Borges est un poète et Teilhard un casuiste. Il faut revenir sur terre et voir ce qui se cache sous le terme emphatique de « cybercriminalité ». René Henri Legret n’atténue pas l’hyperbole lorsqu’il décrit la cybercriminalité comme une « hydre à plusieurs têtes dont la motivation est le plus souvent financière ». Les familiers de Maurice Dantec, celui de Cosmos Incorporated ou de Grande Jonction, en sont déjà convaincus. Notre interlocuteur de préciser : « Cela va du plus connu, la pédopornographie, le trafic de personnes, de substances illicites, le révisionnisme, au plus opaque : l’activité des organisations criminelles transnationales, le piratage, le terrorisme, l’espionnage, la déstabilisation. » Il y a aussi selon Myriam Quéméner, « la contrefaçon en ligne et le téléchargement illicite », encore que le terme « crime » dépasse en l’espèce sans doute la pensée de l’auteur. Il y a encore, pour Christian Aghroum, « la contrefaçon de carte bancaire, la pénétration des réseaux, les fraudes dans le commerce électronique, les escroqueries en ligne ». Et grandit entre les Etats le spectre de la guerre numérique, dont l’Estonie a été la cible pour avoir déboulonné une statue à la gloire des soldats soviétiques. « La Corée du Sud et les Etats-Unis, commente Gilbert Pinte, ont subi trois importantes vagues d’attaques durant la seule première semaine de juillet 2009. » Plus besoin de jeter des avions contre le Pentagone, un ordinateur suffirait à paralyser l’hyperpuissance ! Pour couronner le tout, c’est la personne même qui est en jeu, à en croire Eric Freyssinet : « Les citoyens sont-ils bien conscients de la nature des informations qu’ils diffusent sur la Toile ? Certains évoquent un permis de naviguer comme il existe un permis de conduire. » Sale temps pour les libertés individuelles. A cet égard, Christian Aghroum ne nous rassure pas lorsqu’il souhaite « la mise à jour de la loi, qui n’autorise que dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée, et sous le contrôle d’un magistrat, d’installer des vidéos et des micros chez les criminels organisés ». Le spectre de Big Brother rôderait-il dans les canaux de l’internet ? Oui peut-être, car l’Etat se cache au bout de la caméra, mais non sans doute, car c’est bien pire. « N’importe quel Français, connecté depuis chez lui, assure Eric Freyssinet, est à la portée des délinquants du monde entier. » L’homme devient un Big Brother pour l’homme.
Que fait donc la police ? Eh bien, elle se mobilise, tout comme la maréchaussée. Prévert seul pourrait inventorier les services chargés de combattre la cybercriminalité. René-Henri Legret défend les couleurs du CRED. Christian Aghroum celles de l’OCLCTIC. Le vice-amiral Michel Benedettini, qui dirige l’ANSSI, évoque la DGSSI, les OZSSI et le CFSSI. Le colonel Joël Ferry vante l’IRCGN. Le lieutenant-colonel Freyssinet ajoute le STRJD et la MITICOM. Le lieutenant-colonel Fohrer organise le FIC. Le tout constitue un arsenal franco-français qui devrait être complété par des coopérations avec l’étranger – car le phénomène est par nature transnational–, soit sur une base bilatérale, comme avec l’Irlande, soit sur le plan mondial, avec une « ONU de l’internet ». Où l’utopie seule paraît répondre à la science-fiction devenue banalité.
Avec l’utopie, le pire n’est jamais loin. Grâce à l’internet, il triomphe, et s’attaque à ce que nous avons de plus précieux depuis l’édit de Villers-Cotteret. Notre pauvre langue. Elle croule sous les anglicismes tombés de la Toile. Entre « Web » et « Net », il n’est question que de « blogs », de « wifi », de « peer to peer » sous la menace du « hacker », Absalon de service. Faut-il chanter la pavane pour une langue défunte, à la lecture de l’index de l’ouvrage Cybercriminalité, défi mondial, où se pressent des termes aussi ésotériques et déplaisants que « happy slapping », « carding », « pharming », « phishing », « spamming », barbares venus d’au-delà du limes polluer notre fragile parlure ? La loi Toubon n’a pas été abolie. Elle devrait s’imposer à tous comme une règle de santé publique. Au moins est-elle obligatoire pour les agents de l’Etat. Alors se pose la question subsidiaire, puisque juges et gendarmes cèdent à la tentation du globish. Que fait la police des polices ?
Dominique de Gramont