Editorial
Nous nous sommes tant aimés - Numéro 403
30/09/2009
En 1959, la France, puissance coloniale exsangue, se remet à peine des blessures subies lors du conflit mondial, même si l’humiliation est partiellement lavée par le retour aux affaires du général de Gaulle. Philippe Deloffre nous rappelle un temps que les moins de vingt ans… Il décrit ainsi l’état de notre économie : « La France vivait donc encore en 1959 dans un certain immobilisme où la plupart des libertés avaient disparu. On gérait la pénurie sous contrôle de l’Etat, qui maîtrisait aussi bien la répartition des matières premières que les prix à la consommation. » Antoine Veil est encore plus direct lorsqu’il affirme : « Ce secteur [le commerce] vivait sous euphorisants, la pénurie de l’occupation et de l’après-guerre consacrant sa souveraineté. » Cruelle remarque. Elle ne peut toutefois surprendre ceux qui connaissent les conditions dans lesquelles, dans Au Bon Beurre, le roman de Jean Dutour, le couple Poissonnard, propriétaire d’un « BOF » (beurre, œufs, fromage), fait fortune grâce au marché noir, en suivant « les règles d’un milieu accoutumé à vivre en compte courant avec le tiroir-caisse ».
La distribution des produits de grande consommation relève encore du travail de fourmi, à en croire Georges Robin : « Il faut bien se rappeler qu’à cette époque un jeune directeur des ventes avait en face de lui près de 175 000 épiceries de détail, 45 000 boulangers-pâtissiers et une force de vente qui faisait à la fois la vente, la livraison et l’encaissement, avec mille quatre cents voitures et cent vingt dépôts. » Retour au couple Poissonnard : « En vue de progresser nous sommes partis de l’existant : une myriade de petits grossistes spécialisés dans le frais », les BOF.
Arrivé à ce point de l’histoire, une halte s’impose. Evoquant, du point de vue des pouvoirs publics, les prémices du commerce moderne dont la figure de proue était et demeure Edouard Leclerc, Antoine Veil glisse : « Dans le même temps, un Edouard Leclerc, dont la vocation religieuse avait cédé le pas à une “mission” sociale et qui voulait lutter contre la vie chère en cassant les prix, tempêtait contre les industriels qui refusaient de le livrer. Il vint donc sonner à notre porte. Sans lui, nous aurions tout de même fait la circulaire Fontanet1, mais sa démarche justifiait la nôtre. »
Parenthèse dans la halte, il est peu probable qu’Antoine Veil évoque par étourderie l’idée de « justification », concept clef de la théologie du salut chez saint Paul2, dont le fondement réside non dans les œuvres ou la Loi3, mais dans la foi et rien que dans la foi – « sola fide » affirmera la Réforme. Il y a de toute évidence une part de messianisme chez le fondateur du mouvement Leclerc. Son fils, aujourd’hui aux commandes, continue à placer l’acte de commerce beaucoup plus haut que la simple transaction commerciale. Nonobstant l’éblouissant succès économique de son mouvement, il laisse filtrer son amertume, devant ce qu’il tient pour une injustice, le contraire de la justification. « Nos enseignes caracolent en tête des dix entreprises préférées des Français, mais nous sommes toujours la cible des interventions à l’Assemblée nationale, pour ne pas dire les boucs émissaires permanents. » Remarque purement girardienne qui ne nous éloigne pas de l’au-delà de la mercatique. à peine si Michel Édouard Leclerc recule d’un cran, jusqu’à l’idéologie, lorsqu’il conclut : « L’obstacle à l’amélioration des relations industrie-commerce en France n’est pas essentiellement technique. Il est, j’insiste, profondément culturel. »
Autrement dit, au sortir de la guerre, le commerce du marché noir, parfaitement illustré par l’affreux charcutier Jambier dans la Traversée de Paris de Claude Autant-Lara, a besoin d’être « rédimé », pour reprendre les termes de Robert Musil au chapitre 108 de l’Homme sans qualités. L’expression vise certes, dans l’esprit de l’auteur, une forme de commerce, mais d’une tout autre nature que celui de la distribution. « Il lui apparut clairement [au général Stumm] que ces mots “rédimer”, “rédemption” n’exprimaient pas un événement humain, simple, naturel, mais quelque complication abstraite et générale ; de toute façon, “rédimer” ou “aspirer à la rédemption” semblaient de ces choses réservées au commerce des purs esprits. » Le spirituel toujours, dont la forme résiduelle est le culturel. Manifestation de l’âme plus dangereuse encore, à en croire Platon, que la cupidité, en relation seulement avec le bas-ventre.
Pour en revenir au siècle, Antoine Veil nous rappelle que fut adoptée en 1960 la circulaire Fontanet, au grand dam du petit commerce, encore travaillé par le poujadisme, et cela malgré les réticences d’une partie des fabricants. L’Ilec, naissant alors, « joua un rôle fort utile d’amortisseur de conflit entre les parties en présence ». Est-ce ce que Michel Édouard Leclerc appelle « se fourvoyer dans un lobbying quelquefois bien primaire » ?
L’ironie de l’histoire tient à ce que la circulaire, censée contraindre les fabricants, fit en vérité leur bonheur. Grâce à l’essor du grand commerce, auquel ils furent obligés de vendre, leurs marques se répandirent sur le marché. En Allemagne en revanche, en l’absence d’une interdiction, les fabricants pratiquèrent le refus de vente, en foi de quoi Aldi et Lidl fondèrent leur modèle cent pour cent marques de distributeurs ! À ce stade, il ne faut pas parler d’effet pervers du droit, mais carrément d’inversion. À méditer pour la suite des temps, et jusqu’à ce jour.
Ainsi lancé au terme d’une opération gagnant-gagnant, le couple industrie-commerce semblait promis à un avenir irénique, où les marques des uns feraient la fortune de l’enseigne des autres. Malheureusement, le cours des choses n’évolua pas exactement ainsi, à en croire Serge Papin, qui ne passe pourtant pas pour enclin à la polémique. À propos des relations entre l’amont et l’aval, il évoque la voie d’un « couple qui s’envoie des invectives, dit du mal de l’autre à l’extérieur, mais qui couche dans le même lit et mange à la même table. Il arrive toujours à trouver des accords, et quand il se fâche, c’est pour mieux se retrouver. Il faudrait sans doute oublier le ‘je t’aime moi non plus”. » De fait, le couple existe, mais il ressemble, plus qu’à celui, éphémère, de Jane Birkin et Serge Gainsbourg, à celui de Liz Taylor et Richard Burton dans Qui a peur de Virginia Woolf ? La culpabilité de la discorde revient non pas à l’Ilec, seul, mais à « toutes les organisations [qui] ont leur utilité, mais jouent trop souvent le mauvais rôle du lobby, en cherchant à déstabiliser l’autre ». Grâces soient rendues à Serge Papin pour ce jugement de Salomon qui ne cède pas à la tentation de l’unilatéral, mais renvoie à une autre caractéristique forte du couple : celle de l’affect. à côté du messianisme souligné par Michel Édouard Leclerc, il y a beaucoup de passions dans la vie du couple. Le sentiment est certes préférable à l’indifférence, mais mieux vaudrait sans doute, à l’épreuve du temps, la sérénité à l’œuvre entre Henry Fonda et Katarina Hepburn dans la Maison du Lac, à l’insupportable tension du film de Mike Nichols. Encore les héros de Qui a peur de Virginia Woolf ? n’ont-ils pas à se disputer pour la garde des enfants, comme fournisseurs et commerçants ont obsession de conserver celle des marges. « Les associations devraient se parler plus et mieux », conclut Serge Papin. Il a mille fois raison. Nous avons effectivement à inventer de nouvelles méthodes pour sortir de la crise.
À cette fin, il faut « lever les yeux du guidon » et continuer à inventer, innover, créer. La liste des réalisations de l’Ilec (voir pages 4 à 6) est impressionnante. Bernard Suzanne de citer Secodip et Prodimarques ; Jacques de Pastors d’évoquer la naissance de Gencod ; Philippe Deloffre de mentionner l’AIM, et Louis-Claude Salomon GS1, ECR France, Eco-Emballages et le Forum Industrie et Parlement. En définitive, l’Ilec, à lire en creux ce qu’en dit son actuel président, est moins le groupe de pression machiavélique parfois présenté qu’un lieu d’expertise, un « espace de liberté destiné à favoriser la concurrence, la croissance et l’innovation, un organisme qui entend promouvoir les bonnes pratiques au sein de la chaîne production-distribution ». Olivier Desforges conclut son plaidoyer en des termes qui rejoignent, sans qu’ils se soient concertés, ceux employés par Serge Papin : « Les acteurs économiques doivent apprendre à se prendre en main et à agir en responsables pour le bien-être des consommateurs. »
Dernière remarque, ce travail doit, selon l’Ilec, s’accomplir à droit constant. Le malentendu dissipé avec Michel Édouard Leclerc, il serait doux qu’en conclusion le couple puisse murmurer avec Ettore Scola, se retournant vers les cinquante années écoulées : « Nous nous sommes tant aimés. »