La concurrence, une idée neuve en 1959 - Numéro 403
30/09/2009
Quel était le contexte politique et économique au moment de la création de l’Ilec ?
Antoine Veil : En 1959, la France s’installait dans les nouvelles institutions de la Ve République, mises en place par le général de Gaulle après le quasi-coup d’Etat du printemps précédent. L’opinion comme la classe politique suivaient avec anxiété l’évolution de la situation en Algérie. Voilà pour la politique. Pour ce qui est de l’économie, le pays achevait d’évacuer les scories de l’économie de pénurie héritée de la guerre et de l’Occupation. On retrouvait les chemins de l’abondance. C’est dans ce contexte que j’ai eu le privilège de prendre de près la température des problèmes qui se posaient dans le monde du commerce. En effet, début 1959, Joseph Fontanet, qui venait d’accéder, dans le gouvernement de Michel Debré, au poste de secrétaire d’Etat au Commerce, me demandait de diriger son cabinet.
Comment se présentait le commerce ?
A. V. : La structure du commerce était archaïque. Ce secteur avait longtemps vécu sous euphorisants, la pénurie de l’Occupation et de l’après-guerre consacrant sa souveraineté. Mais avec le retour de l’abondance, voilà que le client commençait à relever la tête. Parallèlement, le resserrement des contrôles fiscaux avait été mal perçu, dans un milieu accoutumé à vivre en compte courant avec le tiroir-caisse. à l’époque, le commerce demeurait, pour l’essentiel, le domaine d’entreprises familiales, les magasins populaires et le succursalisme étant encore marginaux. L’élection, en janvier 1956, d’une cinquantaine de députés poujadistes avait provoqué la stupeur. Entre-temps, les événements majeurs de 1958 avaient occulté cette bouffée de mécontentement sociologique qu’était le poujadisme. Pour autant, le problème n’avait pas disparu, et il revenait à Joseph Fontanet de faire accepter le jeu de la concurrence à une catégorie socio-économique en état de siège, de faciliter des mutations sociologiques indispensables, mais qui épouvantaient. Dans le même temps, un Edouard Leclerc, dont la vocation religieuse avait cédé le pas à une « mission » sociale et qui voulait lutter contre la vie chère en cassant les prix, tempêtait contre les industriels qui refusaient de le livrer. Il vint donc sonner à notre porte. Sans lui, nous aurions tout de même fait la circulaire Fontanet, mais sa démarche justifiait la nôtre.
Quel fut l’impact de la circulaire sur le commerce et les rapports industrie-commerce ?
A. V. : Conçue par Joseph Fontanet et rédigée de sa propre main, avec le concours d’un magistrat, membre de son cabinet, Pierre Gulphe, d’un fonctionnaire des enquêtes économiques, M. Ramel, et de moi-même, cette circulaire fut à l’époque regardée comme l’acte fondateur de la distribution moderne, et je crois en effet qu’elle joua un rôle décisif dans l’apparition des grandes surfaces. Vous savez qu’une circulaire n’est pas un texte réglementaire et ne fait que commenter un état de droit. La circulaire Fontanet rappelait ainsi, très opportunément, l’interdiction du refus de vente et des prix imposés, juridiquement consacrée par les textes de 1945 et 1958. Ces pratiques étaient en effet restrictives de la concurrence, laquelle constitue le levier de la compétitivité de toute activité, et donc du commerce. Il était indispensable de casser les ententes discrètes, mais solides, dont le refus de vente de produits de marque constituait alors l’efficace ciment.
Dans le même temps, sous la houlette d’un Premier ministre réformateur dans l’âme, soucieux de contenir l’inflation et qui nous harcelait donc pour que l’on réforme les circuits de distribution, nous étions arrivés à la conclusion que, pour y parvenir, il convenait d’avoir autorité sur les prix, lesquels dépendaient du ministère de l’Economie et des Finances. Nous avons donc suggéré à Michel Debré de transférer le secrétariat d’Etat au Commerce de la tutelle du ministre de l’Industrie à celle du ministre de l’Economie, ce qu’il fit. La circulaire Fontanet est du reste revêtue de la signature de Wilfrid Baumgartner1.
A-t-elle été facilement acceptée ?
A. V. : La bataille contre le refus de vente et le prix imposé n’a été gagnée qu’après un certain nombre d’épisodes difficiles, dont celui du Livre de poche fut particulièrement significatif. à une époque où les Français lisaient très peu, et au moment ou le Livre de poche, porteur de démocratisation de la lecture, faisait son apparition, il était essentiel que la grande distribution ne se voie pas opposer de refus de vente par les éditeurs. Il fallut aller jusqu’à menacer le président d’Hachette de la correctionnelle pour vaincre son allergie à livrer le Livre de poche aux magasins populaires.
Dans ce bras de fer, l’Institut de liaisons et d’études des industries de consommation, créé sous la houlette de Jean-Pierre Pernes et Michel Génin, joua un rôle fort utile d’amortisseur de conflit entre les parties en présence.
Quelle nouvelle « circulaire » envisageriez-vous aujourd’hui ?
A.V. : Aujourd’hui, je suis très éloigné de ces problèmes. Pour autant, je pense que le rapport des forces qui existait il y a cinquante ans entre la production et la distribution s’est totalement inversé. A l’époque, ce sont les producteurs qui tenaient le haut du pavé. Aujourd’hui, c’est la grande distribution, et peut-être qu’il faudrait, de temps en temps, la mettre en garde, et l’inviter à ne pas contribuer à désindustrialiser le pays, dans le contexte de mondialisation de l’économie dans lequel nous vivons désormais.