Succès et soupçons - Numéro 403
30/09/2009
Succès et soupçons
Comment se trouve le commerce dans les années 1950 ?
Michel-Edouard Leclerc : Les relations entre les Français et leur commerce ont toujours hésité entre deux voies, celle des amours complices et celle des crises de défiance. C’est un peu « je t’aime, moi non plus ». C’est un problème culturel. Les élites françaises ont été nourries, depuis le xviie siècle, par la philosophie physiocratique d’un Turgot, d’un Quesnay, selon laquelle seules l’agriculture et l’industrie sont créatrices de richesse. C’est en France que sont nés le grand magasin et l’hypermarché, mais dans l’Hexagone le commerce est considéré comme parasitaire ou ponctionneur de marges. Et ce n’est pas le comportement des commerçants sur le marché noir d’après-guerre qui a contribué à effacer cette image de voleur.
Pourtant, à compter des années 50, des sociologues, tels que Jean Fourastié, Alfred Sauvy ou Raymond Aron, annonçaient l’entrée de notre pays dans l’ère post-industrielle avec le commerce comme stimulant de l’activité dite tertiaire. Dans l’ensemble, les politiques ont bien été incapables d’accompagner la mutation commerciale des années 60 à 80. Et les industriels ont eu eux-mêmes un comportement très ambigu. Conscients de l’improductivité des réseaux de multiples grossistes, ils ont applaudi à la modernisation d’une distribution qui leur a permis de faire évoluer le marché vers la consommation de masse, mais ils sont restés très réticents face à l’émergence de grandes enseignes autonomes. La fonction commerciale devait rester sous tutelle ! En revendiquant la spécificité de son groupement, même par rapport aux grandes familles du commerce moderne, mon père a accéléré cette évolution, tout en focalisant sur sa personne une exacerbation venue du commerce bien plus que du monde industriel : le premier centre E. Leclerc, hors Bretagne, a été créé par le comité d’entreprise de Merlin Gerin à Grenoble.
Le 31 mars 1960, la circulaire Fontanet interdit les prix imposés et le refus de vente. Edouard Leclerc, que certaines grandes marques refusent de livrer, a-t-il été écouté par les pouvoirs public1 ? Quelles étaient ses revendications ?
M-E. L. : Mon père n’a pas « inventé » le commerce moderne. Avant lui, des grandes familles (Guichard, Halley, etc.) avaient fait évoluer les magasins et la logistique. Mais dans un contexte de tensions inflationnistes très fort, Edouard Leclerc a revendiqué le droit de vendre moins cher1. Surtout, en se positionnant ainsi, il s’est mis à dos les Monoprix et Uniprix (aux slogans desquels il donnait un sacré coup de vieux), les succursalistes et les Coop, qui n’avaient déjà plus de coopératif que le nom. Ce ne sont pas les petits commerçants qui ont fait pression sur les industriels ! C’est déjà le commerce moderne qui a organisé le chantage auprès d’eux. Au début, ça a marché. Tout en venant à la maison pour s’en excuser, les grandes marques ont refusé de livrer mon père, ou alors en cachette, et pas forcément dans les bons conditionnements. Mon père n’a jamais tenu de discours anti-industriels. Au contraire, il était fasciné par la révolution marketing en marche. Il voulait les marques, pour les vendre moins cher, pour valoriser son système de distribution. Edouard Leclerc et ses émules se battaient pour vendre le savon Le Chat, la lessive Omo, la chicorée Leroux, l’huile Lesieur. C’était pour lui une manière d’anoblir la fonction commerciale. C’est dans ce contexte que mon père a interpellé le politique. Il est allé voir le général de Gaulle et Michel Debré pour exiger des fournisseurs qu’ils ne fassent pas de discrimination, pour que ses magasins puissent être livrés sans obligation de prix. Leclerc rêvait d’être gros client chez Procter & Gamble et Unilever, mais il refusait d’être assimilé à une filiale commerciale dont l’industriel fixerait les prix de vente.
La circulaire Fontanet n’a pas, comme l’écrira Etienne Thill, « sauvé le système Leclerc », mais elle a joué un rôle décisif. Elle a permis aux industriels de se référer à un argument de droit pour livrer Leclerc et permettre la levée des goulots d’étranglement que constituaient les réseaux de grossistes, demi-grossistes, de concessionnaires et d’agents locaux. La circulaire Fontanet a permis de généraliser la vente directe des produits de marque.
Mais rien de définitif dans cette bataille. Tous les dix ans, il a fallu remettre le couvert. La deuxième bataille contre le refus de vente a eu lieu dans les années 60 et 70, sur les grandes marques de textile, puis dans les années 80, pour être livré en carburant par les majors, et jusque récemment, contre l’extension des pratiques de distribution dite sélectives (parfumerie, parapharmacie, etc.).
Le commerce « indépendant » et le commerce « intégré » ont-ils contribué différemment aux évolutions du paysage commercial français depuis cinquante ans ?
M.-E. L. : Ce n’est pas en soi la forme juridique ou l’organisation du commerce qui fait la différence, c’est plutôt la confrontation des systèmes. Le développement du commerce indépendant, organisé sous forme de coopératives ou de franchises, a permis à des milliers d’entreprises de soutenir une très vive concurrence avec les grandes enseignes intégrées ou succursalistes. Elle a favorisé la diversité de l’offre et l’ouverture à de nouveaux marchés comme la distribution d’essence, la vente de livres, la parapharmacie, les voyages, la bijouterie, etc. C’est contre nous qu’avait été votée la loi Galland, source de l’hyperinflation française, et c’est d’abord nous qui l’avons fait sauter. Outre son rôle de pionnier, c’est le commerce indépendant français qui cultive aujourd’hui cet esprit entrepreneurial, ce rapprochement entre l’entrepreneur et son territoire d’implantation, alors que les logiques financières semblent de plus en plus être le guide exclusif des groupes intégrés.
Une association des industries de marque : du côté du commerçant, c’était quelque chose à inventer ?
M.-E. L. : Oui, bien sûr. L’Ilec apporte de multiples contributions au débat industrie-commerce. Les entreprises qui y adhèrent ont une vraie légitimité et des savoir-faire reconnus. Mais l’Ilec s’est aussi fourvoyé dans un lobbying quelquefois bien primaire. Fallait-il, par exemple, pour défendre les grandes marques, tenter de discréditer les marques de distributeurs, ou de les désigner comme des sous-marques ? J’ai longtemps pensé que l’on aurait pu régler plus calmement les questions de propriété intellectuelle, de contrefaçon, et qu’ensemble nous aurions pu être beaucoup plus anticipateurs sur les questions de développement durable, par exemple. Bien que moins outrancier, l’Ilec fonctionne aussi sur le mode de l’Ania et de la FNSEA. Et dans la discussion sur la loi Galland, j’aurais compris que l’Ilec tienne en France le même discours que ses adhérents ailleurs en Europe. Souvent, dans ce genre d’organisation, la fonction tribunicienne l’emporte. Exemple : la LME vient à peine d’être votée que déjà l’Ilec et l’Ania repartent au conflit, avant même qu’un bilan ait été fait.
Quel regard portez-vous sur l’évolution du commerce en France, depuis cinquante ans, ses grandes réussites, ses promesses et ses échecs ?
M.-E. L. : La France a été un formidable laboratoire de tous les concepts de distribution depuis cinquante ans. L’histoire du commerce français est celle de nombreuses sagas autour des André Essel, des Darty, des Leclerc, des Le Roch, des Fournier, des Mulliez, et de tant d’autres. Par son dynamisme, la distribution française a permis la constitution d’un formidable pôle agroalimentaire. Les Besnier, Bongrain, Bonduelle, Danone doivent leur existence et leur expansion au travail commercial de nos enseignes, tout comme nous leur devons une grande part de notre attractivité. Notre première réussite, c’est d’avoir permis aux Français, plus qu’à tout autre Européen, d’accéder au plus large choix de produits et dans les meilleures conditions. Ni dans le monde nordique ni dans le monde ibérique la distribution d’autant de références n’a été si bien organisée jusqu’aujourd’hui. Dommage, alors, que nous n’ayons jamais réussi à valoriser auprès des élus la qualité de cette performance. Quel paradoxe ! Nos enseignes caracolent en tête des dix entreprises préférées des Français, mais nous sommes toujours la cible des interventions à l’Assemblée nationale, pour ne pas dire les boucs émissaires permanents.
Cet ostracisme ne nous a pas empêchés de prospérer, mais c’est tout de même un échec. La distribution française est, dans ses achats, la plus patriotique d’Europe, aucune autre enseigne européenne n’est aussi rémunératrice que les nôtres s’agissant de l’achat de produits français agricoles ou même industriels. Rien n’y fait. Face à la multiplicité des voix corporatistes, relayées au Parlement et dans les ministères, nous n’avons pas su gagner (pas encore) la bataille de l’image.
Les distributeurs en sont probablement les premiers responsables. Mais je regrette que jamais aucune voix, émanant du secteur industriel, n’ait reconnu publiquement le rôle qu’a joué la distribution dans leur développement. L’entretien d’une atmosphère délétère, très franco-française, ne va pas faciliter le renouvellement des cadres dans le commerce moderne. Même nos grandes écoles véhiculent de la fonction commerciale une image qui privilégie les recrutements industriels au détriment des métiers de la distribution, quitte à ce qu’en fin de carrière on jalouse le patrimoine de ces « provinciaux » que nous sommes.
Quelle a été selon vous la caractéristique principale, en France, de cinquante ans d’histoire des relations industrie-commerce ?
M.-E. L. : L’obstacle à l’amélioration des relations industrie-commerce en France n’est pas essentiellement technique. Il est, j’insiste, profondément culturel. Il suffit de se plonger dans les rapports parlementaires, publiés depuis vingt ans. Les rapports Borotra, Chavannes, Arthuis, Charié, qui foisonnent d’approximations, de généralités, d’accusations. Tenez, prenez les polémiques récentes sur le prix du lait. Les distributeurs n’achètent pratiquement pas de lait « à la ferme ». Les prix, jusqu’à une époque récente, étaient imposés par une interprofession qui fixait à la fois les conditions de l’achat et de la revente. Un rapport public exonère les distributeurs sur la question des marges. Qu’à cela ne tienne, pas un ministre n’a dénoncé les exactions des organisations paysannes. Et les distributeurs se trouvent toujours convoqués dans d’interminables tables rondes qui servent d’exutoires à une politique publique dont les décideurs (pouvoirs publics et syndicat majoritaire) ne veulent pas assumer les conséquences. Tout cela, dans une hypocrisie générale, qui appelle de ses vœux l’informatisation du commerce, le libre accès sur Internet de l’offre la plus pléthorique, tout en instruisant le procès de la distribution, dès qu’il s’agit de faire un pas dans l’automatisation en magasins. Faudra t-il donc qu’on bascule dans le tout-technologique, avec la fascination procurée par cet univers, pour qu’enfin la distribution reçoive ses lettres de noblesse ?
Assisterait-on, aujourd’hui, après quinze ans de « fronde des Caddies » à la clôture d’un cycle commencé à la fin des années cinquante, ou sommes-nous déjà dans le suivant ?
M.-E. L. : Nous allons entrer dans un nouvel épisode de la relation industrie-commerce. Le modèle productiviste qui a fait vivre les commerçants et les industriels a atteint ses limites. La question du prix reste fondamentale. Plus l’offre va devenir complexe, plus les conditions de sa mise en marché et de son accessibilité vont se poser en termes de pouvoir d’achat. Mais la crise rend pertinentes les nouvelles demandes sociales en matière d’environnement, de nutrition, d’économie d’énergie. Tous, industriels comme enseignes, allons devoir revisiter notre offre à la lumière de ces nouvelles préoccupations. Ce sera l’occasion de négociations et de partenariats plus enrichissants.
1959-2009, est-ce le même combat pour Leclerc : la baisse des prix ? La grande distribution est-elle exposée au risque d’inflation de la même façon que dans les années cinquante ?
M.-E. L. : Quel que soit le niveau d’inflation, les problèmes de pouvoir d’achat demeurent. C’est même aujourd’hui la principale préoccupation des Français. E. Leclerc ne dérogera pas à sa mission. Mais il faut arrêter de parler de la « grande distribution ». On ne peut réunir sous un même mot des concepts aussi différents que le maxidiscompte, l’hypermarché, les grandes surfaces spécialisées alimentaires ou non, les sites Internet. Même à l’intérieur de l’univers des hypermarchés, un gouffre sépare le modèle économique de Casino et celui d’Intermarché, par exemple. Est-ce que pour l’industriel le mot « grande industrie » fait sens ? Non, bien sûr. Pas plus chez nous !
Le nouveau contexte juridique, mais aussi économique, est favorable à des stratégies d’enseigne nettement différenciées. Qu’il s’agisse de prix, de « mix » prix-promo, ou de profondeur de gamme, qui peut dire aujourd’hui quel sera le modèle gagnant ? Le groupe Mulliez prolifère à travers une nébuleuse d’enseignes et de formats. Chez Intermarché, il y a des généralistes et des spécialistes. Chez E. Leclerc, on investit dans le multicanal (hypermarché, diversification en galerie marchande, Internet et service au volant). C’est cette diversité qui va animer le marché. Les industriels doivent laisser faire ces mouvements, pour profiter eux aussi de dynamiques d’enseigne renouvelées. Au moins pour un temps, la loi LME a mis fin au tarif unique et au prix de marché. C’est une aubaine pour l’autonomie du commerce, mais, je le crois sincèrement aussi, pour les industriels, qui peuvent compter sur une meilleure réactivité de leurs clients distributeurs.