La puissance d’achat, en question - Numéro 320
01/01/2001
Selon certains économistes qui s’appuient sur la théorie du pouvoir de monopole, la puissance d’achat n’est jamais nuisible à la concurrence, puisqu’elle a pour effet de faire baisser les prix, ce qui est bon pour les consommateurs et, par conséquent, pour le marché. Il n’y aurait de problème que si la puissance d’achat était utilisée en vue de fausser le jeu au stade de la vente, en utilisant les conditions discriminatoires obtenues pour constituer une rente ou en faisant obstacle à l’entrée de compétiteurs sur le marché. Jean-Yves Le Déaut : je connais cette théorie et je ne la partage pas. Ce n’est pas l’analyse de la Commission parlementaire que j’ai présidée. Pas non plus celle du gouvernement qui est traduite dans le volet concurrence du projet de loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE). Nous considérons que la puissance d’achat est un problème en soi. Aujourd’hui, dans l’univers des biens de consommation courante, cinq acheteurs assurent au moins 90% des achats. Face à eux se présentent plusieurs dizaines de fournisseurs qui produisent des grandes marques et surtout plusieurs centaines de PME-PMI qui représentent la force vive de notre économie. Nous ne pouvons accepter que ce réseau d’entreprises soit mis en péril parce que le déséquilibre de la transaction conduit le fabricant qui, dans les faits, n’a pas d’alternative à la grande distribution, à accepter des concessions commerciales manifestement disproportionnées. A terme c’est l’existence même des producteurs, au stade de l’agriculture et de la transformation industrielle, qui est menacée. DU BON USAGE DE LA REGULATION Pourtant, les mêmes théoriciens de la concurrence affirment qu’il ne leur appartient pas d’apprécier la « juste répartition » de la marge (ils parlent de « valeur ») entre l’amont et l’aval. Ils ajoutent que les économistes sont incapables de déterminer ce que serait le critère de la répartition optimale. Dès lors, ils s’en remettent au libre jeu du marché le mieux à même, selon eux, de conduire à ce fameux optimum. Jean-Yves Le Déaut : dans l’abstrait, ces théoriciens ont peut-être raison, mais dans les faits, ils se trompent. J’ajoute que leur raisonnement est partiel, car la concurrence n’est pas le seul critère à prendre en compte. La concurrence pure et parfaite dont rêve la doctrine, est loin de régenter le marché. Nous avons mis en évidence nombre de pratiques économiquement nuisibles et juridiquement inacceptables. Il en va ainsi des ristournes rétroactives après fusion d’enseignes, des demandes de « corbeille de la mariée », du droit d’entrée dans une centrale d’achats avant tout acte commercial, des pénalités pour retard fictif, du chantage au déréférencement total ou partiel, etc. La concurrence est une idée directrice, pas davantage. Elle n’est en fait jamais réalisée dans la vie des affaires. C’est pourquoi le législateur doit intervenir. En ce sens, la régulation voulue par le gouvernement n’est pas une dégradation de l’interventionnisme, mais la condition d’un bon fonctionnement du marché. Sans la régulation, la libre concurrence abolit et la concurrence et la liberté de produire. Au demeurant, comme je viens de le souligner, la concurrence n’est pas le seul critère à prendre en compte. Avez-vous remarqué que l’Assemblée nationale a modifié les critères selon lesquels une entente, par nature anticoncurrentielle, peut néanmoins être jugée bénéfique en introduisant, à côté de l’avantage purement économique, un avantage social ? Cet amendement a une signification symbolique. La concurrence, pour bénéfique qu’elle soit, ne peut et ne doit occulter les impératifs de la politique industrielle qui est, plus que jamais, au cœur des préoccupations du politique. De même, elle ne peut masquer le volet social. Nous ne pouvons accepter de sacrifier l’emploi sur l’autel des bénéfices pour un seul secteur de l’économie. L’économie est au service de l’homme, pas le contraire. La recherche du prix bas a ses avantages, mais elle ne saurait s’effectuer au mépris de la sécurité alimentaire, de la diversité des produits, ou de l’environnement. L’évolution de la distribution ne doit pas signifier l’uniformisation des produits. Autant de priorités qu’il importe au politique de conserver à l’esprit, au moment de légiférer. CONJURER LES DERIVES CONTRACTUELLES Si la concurrence n’est pas tout et si la régulation s’impose, cela veut dire qu’il n’est pas possible de s’en remettre au libre jeu du marché, mais qu’il faut s’assurer de la loyauté des relations contractuelles et prohiber les pratiques qui résultent du déséquilibre de la relation commerciale. Jean-Yves Le Déaut : c’est bien ainsi qu’ont raisonné la Commission parlementaire et le gouvernement. Nous n’ignorons pas le déséquilibre du rapport de force entre la production et la distribution. Nous ne sommes pas aveugles. Nous savons que le pouvoir de l’acheteur va continuer à augmenter, quelles que soient les concentrations susceptibles de survenir parmi les industriels et les efforts d’organisation du secteur agricole. Il faut même accepter cette évolution. La grande distribution française a connu un essor exceptionnel. L’Europe sera, demain, son jardin. Elle enregistre des succès remarquables en Amérique latine et en Asie, continents trop longtemps délaissés par nos entreprises. Il ne faut pas briser cet élan. Il nous faut des champions français qui sont le meilleur vecteur de nos PME-PMI, elles-mêmes confrontées au défi du grand large. Pour autant, nous ne pouvons accepter, sur notre marché domestique, les dérives liées à l’abus de la puissance d’achat. Qu’ils soient d’origine française, étrangère ou transnationale. Je pense, en l’espèce, aux places de marché électroniques qui promettent de révolutionner les conditions du négoce. Nous n’avons pas de méfiance, a priori, contre la puissance d’achat. Nous ne nous défions pas d’elle par principe. A preuve : toujours à l’initiative de l’Assemblée nationale, ont été prohibés, de façon parfaitement symétrique, les abus de la puissance d’achat et ceux de la puissance de vente. Nous sommes, dans ces conditions, parfaitement à l’aise pour empêcher toutes les dérives contractuelles, dès lors qu’aucun des partenaires n’est frappé de suspicion. Il faut également veiller à ce que l’abus de puissance de vente ne permette pas à certaines multinationales, toutes puissantes en termes de finance et de marketing, de bloquer l’accès au linéaire par des accords de gamme. L’économie française a besoin, dans le marché unique européen, dans l’économie globale, de marques et d’enseignes fortes. Le législateur sera d’autant plus disposé à accompagner cette évolution qu’il sera assuré que la force en question est utilisée en faveur des citoyens et de l’économie. Si je comprends bien, vous ne prenez pas parti sur le fait de savoir si la puissance d’achat est, ou non, un problème en soi. D’une certaine manière, vous renvoyez dos à dos les théories antagonistes. Jean-Yves Le Déaut : c’est cela. Ce n’est pas la force des uns et des autres qui est en cause, mais l’abus. Nous laisserons d’autant plus s’exprimer le marché qu’il représente l’intérêt général, grâce à la prohibition de tous les abus. Il faut sanctionner ceux qui délibérément franchissent les lignes jaunes. PAS DE LIBERTE DE NEGOCIER SANS CADRE INSTITUTIONNEL Dans ces conditions, quelle est l’utilité de la commission des pratiques commerciales, prévue dans le projet de loi ? Si la loi prévient les abus, à quoi bon, diront certains, installer une commission de plus, à laquelle participent, à côté des professionnels, des représentants des élus et de l’administration ? N’est-ce pas un retour de l’interventionnisme que la régulation prétendait exclure ? Jean-Yves Le Déaut : au contraire. Les partenaires économiques ne cessent de répéter leur attachement à la liberté contractuelle, ce que je conçois parfaitement. Dans le même temps, cependant, ils se montrent incapables de résoudre, par la négociation, leurs conflits commerciaux. Qu’il y ait des disputes me paraît dans la nature des choses, de la part d’entreprises en concurrence. En revanche, l’incapacité à dialoguer semble anormale et pour tout dire contradictoire avec la revendication de principe. Je n’évoque même pas, à ce stade, le respect approximatif du contrat ou les nombreux abus … Le législateur se borne à prendre acte de l’état de fait. Il reconnaît la liberté de négocier, mais pour que celle-ci ait une chance d’avoir lieu, pour qu’elle ait un contenu, il met en place un cadre institutionnel. Que les partenaires prennent leurs responsabilités, c’est le vœu le plus cher du garant de l’intérêt général. Que l’excès de régulation souvent invoqué – à tort dans les circonstances présentes – laisse la place à des codes de bonne conduite efficaces et suivis d’effets, c’est le souhait du gouvernement. C’est aussi mon vœu le plus cher. La Fédération du Commerce et de la Distribution (FCD) vante sans cesse les mérites des pratiques contractuelles. Nous lui disons « chiche », à condition que les contrats ne soient pas léonins. La régulation sera d’autant plus légère, à l’avenir, que les partenaires économiques auront la sagesse de mettre en place les conditions de l’autorégulation. Dans la conception qui dirige l’esprit des nouvelles régulations économiques, la régulation est avant tout un appel à la responsabilité des agents économiques ! Quelque chose comme une ardente obligation, pour reprendre une formule célèbre. Or, à l’heure actuelle, manquent l’ardeur à négocier et l’acceptation des obligations … librement consenties.
Jean Watin-Augouard