La puissance d’achat, un concept inopérant - Numéro 320
01/01/2001
Le libre accès au marché ! C’est, parmi les cinq principes de la concurrence dite « pure et parfaite », celui qui permet à l’entreprise… d’entreprendre. S’il est des secteurs où la chose va de soi, celui du commerce semble poser problème. Spécialement, depuis que les grands groupes se concentrent, comme en témoignent les récentes opérations Kesco/Tuko et Carrefour/Promodès. Celles-ci interpellent les arbitres du marché : la puissance d’achat est-elle un problème de concurrence ? Réponse de Frédéric Jenny : « Ce n’est que dans la mesure où la puissance d’achat est utilisée par des acteurs qui ont une puissance de vente pour, soit limiter l’accès d’un producteur ou d’un distributeur sur un marché, soit pour faire remonter les prix. » ELEMENTS METHODOLOGIQUES POUR APPREHENDER LA PUISSANCE D’ACHAT Au reste, comment définir la puissance d’achat ? « Avec l’avis Auchan/Docks de France, le Conseil de la Concurrence n’a pas donné de réelle définition de la dépendance économique et de la puissance d’achat, rappelle Frédéric Jenny. Nous avons, seulement, déterminé des éléments méthodologiques, aussi objectifs que possible, à prendre en compte pour appréhender la puissance d’achat comme, par exemple, la part de l’acheteur dans les ventes du fournisseur ou la part de marché du distributeur sur son marché à l’aval. » Avis méthodologique, il a pour faiblesse de renvoyer, pour l’essentiel, au cas par cas. D’une manière générale, le Conseil de la Concurrence ne souhaite pas donner de guide lines, par crainte de ne pas être en mesure d’anticiper tous les cas de figures. LE POUVOIR DE NEGOCIATION Une étape semble avoir été franchie, en octobre dernier, lors de la vingt-septième conférence annuelle du Fordham Corporate Law Institute de New York. D’où il ressort que la puissance d’achat peut se définir comme étant la capacité de négocier un prix de cession qui serait plus faible que celui obtenu sans cette puissance. Reste que la question de savoir s’il y a un problème de concurrence en matière de puissance d’achat n’a pas, à ce jour, de réponse claire. « Les économistes ne sont pas convaincus que des pratiques de négociation brutales, associées à des puissances d’achat, soient réellement anticoncurrentielles », précise Frédéric Jenny. Et d’ajouter que « pour les professionnels, l’abus de puissance d’achat s’observe lors du transfert de valeur ajoutée de l’amont vers l’aval. La question est de savoir si ce transfert est, en lui-même, un problème de concurrence. » LE CAS TOY’S R US Exemple cité à Fordham : le cas Toy’s R Us. Il est reproché à ce grand distributeur de jouet, non pas d’obtenir des prix trop bas, mais de menacer ses fournisseurs de déréférencement, au cas où ces derniers continueraient à livrer des discompteurs, concurrents de l’enseigne. « Ce cas est un exemple très clair d’un abus de puissance d’achat. Celle-ci a été utilisée pour réaliser une entente horizontale qui tend à éliminer les discompteurs. Cette pratique va bien au-delà d’un simple transfert de la valeur ajoutée », commente Frédéric Jenny. La puissance d’achat ne serait menaçante que combinée à une puissance de revente. « Ce n’est pas tant le transfert qui est important du point de vue du droit de la concurrence – avoir des prix plus bas à l’achat - que la possibilité de transformer la puissance en rente de marché en ayant éliminé soit des concurrents, soit des acteurs sur le marché à l’aval. » Pour analyser les problèmes de puissance d’achat, « les économistes se sont, pendant un certain temps, fondés sur la théorie du monopsone, selon laquelle l’acheteur diminue ses achats pour baisser le coût de ses approvisionnements. Or, le reproche fait aux centrales d’achat est à l’opposé, puisqu’elles augmentent leurs achats pour peser sur leurs prix d’achat. » LES EFFETS PERVERS DE LA PUISSANCE D’ACHAT Par ailleurs, un autre argument est parfois avancé à l’encontre de la puissance d’achat et de ses effets pervers sur la concurrence : elle entraînerait, par réaction, la concentration de l’offre pour que le transfert de valeur ajoutée ne se fasse pas de l’amont vers l’aval mais pour que les forces soient plus équilibrées. « Il n’y a pas d’éléments scientifiques qui permettent d’affirmer l’existence d’une corrélation entre la concentration de la distribution et celle de l’offre, la première induisant la seconde et d’en déduire que la puissance d’achat serait anticoncurrentielle. Quel serait, alors, l’intérêt des grands distributeurs de se réunir dans des centrales d’achat au risque d’engendrer des regroupements parmi les fabricants et être ainsi conduits à s’exposer au risque de payer plus cher ? », s’interroge Frédéric Jenny. Enfin, la question de la puissance d’achat peut également être posée sous l’angle de la discrimination. Elle permettrait d’avoir un prix plus bas que celui consenti aux concurrents. « La littérature économique est très abondante sur le fait que la discrimination n’est pas obligatoirement anticoncurentielle. Elle serait même une des façons par laquelle s’effectue la concurrence par les prix. Elle n’est, au fond, anticoncurrentielle que lorsqu’elle a pour but d’éliminer les concurrents, soit parmi les fournisseurs, soit parmi les distributeurs. » LES DISTRIBUTEURS, DES VENDEURS DE SERVICES ! Le concept de puissance d’achat conduit à des impasses. C’est la puissance de vente qui est en cause. Or, désormais, plus qu’un acheteur de produits, le grand commerce intervient comme vendeur de services de distribution. Cette nouvelle approche permettrait, selon Frédéric Jenny, de « redéfinir l’approche des rapports industrie/commerce. » De fait, les groupes de distribution peuvent avoir une position dominante sur l’offre de certains services aux fabricants comme l’accès au rayon et à la tête de gondole. Partant, cette position peut conduire à des abus quand les conditions exigées empêchent certains fabricants d’accéder au marché et réduisent d’autant l’offre. Car, rappelle Frédéric Jenny, « la concurrence s’exerce quand le mécanisme de la confrontation des offres joue à plein pour la meilleure satisfaction possible des demandeurs. » QUAND LE DEREFERENCEMENT DEVIENT L’EQUIVALENT D’UN REFUS DE VENTE Par ailleurs, il est possible qu’existe une complémentarité et non une substituabilité entre les offres de services de distribution. « Pour avoir accès au marché, le producteur doit acheter des services dans différents types de surfaces commerciales. Si un distributeur refuse le service, il se peut qu’il n’y ait pas d’alternative pour le fournisseur pour atteindre les mêmes clients si, par exemple, les consommateurs ne changent pas de distributeur lorsque, seule, une marque est absente de leurs rayons. Le déréférencement devient l’équivalent d’un refus de vente, soit le refus d’accéder à une partie du marché non substituable », explique Frédéric Jenny. Une nouvelle approche du rôle de la distribution qui permettrait de conjuguer la liberté de principe, et un contrôle effectif des abus éventuels sur le fondement du droit classique de la concurrence. LES RECENTES DECISIONS • Auchan/Docks de France : avis Conseil de la Concurrence n°96-A-11 du 10/9/96, BOCCRF 18 janv. 97, p. 22; • Arrêté ministériel du 10 janv. 97, BOCCRF 18 janv. 97, p. 19; • Cora/SES : décision Conseil de la Concurrence n° 93-D-21 du 8 juin 1993, BOCCRF 25 juil. 1993, p. 197; • Arrêt CA Paris du 25 mai 1994, BOCCRF 24 juin 1994, p. 236; • Cour de cassation, 10 décembre 1996; • Kesko/Tuko : Déc. Com., 20/11/96, JOCE 26/4/96, L 110, p. 53; • déc. Com. 19 fév. 1997, n°97/409/CE, JOCE 2/7/97, L 174, p. 47; • TPICE, T22/97, 15/12/97, Kesko c. Commission; • Blokker/Toys’R’Us : déc. Com. 27 juin 1997, n° 98/663/CE, JOCE 25/11/98, L 316, p. 1; • Rewe/Meinl : déc. Com. 3 fév. 1999, n° 1999/674/CE, JOCE 23/10/99, L274, p.1; • Carrefour/Promodès : déc. Com. COMP/M.1684, 25 janv. 2000, inédit.
Jean Watin-Augouard