L’autorégulation - Numéro 321
01/02/2001
L’autorégulation consiste à appliquer les principes de la loi dans un environnement nouveau, non prévu par celle-ci. C’est pourquoi le développement de l’Internet a relancé le débat. Désormais, l’autorégulation ne s’oppose plus à la réglementation étatique, qui parfois encourage les acteurs à prendre leurs responsabilités. Et lorsque le recours à l’autorégulation n’est pas satisfaisant, une troisième voie, que l’on pourrait qualifier de mixte, est possible : la co-régulation. Le terme de “régulation” n’est pas, contrairement à l’idée reçue, la traduction exacte du mot anglais “regulation”. Au contraire ! Dans la langue de Shakespeare, “regulation” signifie réglementation. En France, la régulation définit un système fondé sur le refus de la réglementation stricte par l’Etat, qui passe par une adaptation, au cas pas cas, du droit aux spécificités du marché. Le pouvoir de régulation est confié à une autorité neutre et indépendante, garante à la fois de l’intérêt général et de la bonne santé économique d’un secteur d’activité. Il s’agit d’un mode d’action plus souple que les pouvoirs publics utilisent en particulier dans les secteurs qui ont fait l’objet d’une déréglementation, tels l’audiovisuel ou les télécommunications. LE DEVELOPPEMENT DE L’AUTOREGULATION L’autorégulation est une régulation privée. Elle dépend des individus ou des entreprises qui fixent les règles qui vont les régir, notamment sous forme contractuelle, en s’autolimitant sur une base volontaire et concertée. Il existe, en effet, des secteurs pour lesquels la loi est inappropriée, parce qu’elle s’adapte difficilement à la vitesse des évolutions technologiques et complique la tâche des entreprises. Puisqu’il faut des règles du jeu, la conclusion s’impose d’elle-même : faire confiance aux entreprises pour proposer des normes et veiller à leur application, en particulier par l’autodiscipline, et faire confiance au marché pour qu’il sanctionne les pratiques ou les comportements qui les violeraient. L’autorégulation n’est pas de création récente. Les corporations de l’Ancien Régime disposaient déjà d’une administration et de statuts propres. C’est d’ailleurs par référence à l’Histoire que les opposants à l’autorégulation évoquent le risque d’une économie morcelée où chacun aurait sa morale et son droit. Et pourtant, à côté des lois et règlements, les règles édictées par les opérateurs eux-mêmes régissent déjà de nombreux secteurs. Les codes de déontologie, les chartes éthiques, les codes de bonne conduite, les labels et autres usages sont des méthodes d’autorégulation : les règles, dont le Bureau de Vérification de la Publicité (BVP) assure l’application, ont été mises en place par les professionnels de la publicité ; les secteurs de la franchise et de la vente par correspondance se sont dotés de codes professionnels (1) que les entreprises adhérentes s’obligent à respecter. D’autres industries, en particulier dans l’agroalimentaire, sont régies par des codes de bonne conduite, telle la labellisation (2). L’explosion de l’Internet a relancé le débat du recours à l’autorégulation. Les acteurs du Réseau n’ont pas attendu que les pouvoirs publics se saisissent de la question pour mettre en place des mesures d’autodiscipline. Des contrats-types ont été élaborés en matière de commerce électronique (3) et dans le domaine de la télématique, qui stipulent l’obligation de respecter les règles légales et “paralégales”, c’est-à-dire des normes déontologiques. La “Mission Beaussant” a, en 1997, constitué le support d’une réflexion sur la mise en place d’un code déontologique de l’Internet (4) et l’association des fournisseurs d’accès et de services Internet a publié des Pratiques et usages destinés à définir un cadre de confiance (5). Les labels, à l’étranger, mais également en France, attestent du sérieux des sites qui en bénéficient (6). Enfin, d’autres gages de confiance ont fait leur apparition avec le Réseau, telles les règles de nommage adoptées par l’AFNIC (7), celles en vigueur au sein du groupe Vivendi (8) ou celles, harmonisées et unifiées, proposées par le GBDe (9). Une dernière source de règles privées ne doit pas être omise : les associations de consommateurs et les particuliers. Internet a ainsi vu naître plusieurs initiatives (10), dont la plus ancienne, la “netiquette”, constitue une véritable ébauche de Lex electronica, code de conduite censé régir les relations interindividuelles en ligne. L’AUTOREGULATION ET LE DROIT Parfois tolérée, voire encouragée, par la réglementation étatique, parfois contrôlée ou condamnée, l’autorégulation est un processus d’élaboration de normes spécifique. Droit d’origine privée, l’autorégulation est dépourvue de portée générale. Norme édictée par les opérateurs, elle risque de subordonner l’intérêt général aux intérêts privés. Enfin, droit “mou”, elle ne remplace pas l’intervention du juge. Il demeure cependant que certains secteurs, comme l’Internet, en raison de leur évolution rapide, sont difficilement “régulables” par des règles de droit rigides, expression de la volonté du législateur. LE STATUT JURIDIQUE DE L’AUTOREGULATION Le droit ne se limite pas aux lois et aux règlements. Il incorpore en effet les usages et les pratiques, de même que les contrats. Les articles 1135, 1159 et 1160 de notre code civil y font référence. Le droit international, en particulier dans le domaine du commerce, a vu naître un véritable droit coutumier international : la lex mercatoria. L’AUTOREGULATION ENCOURAGEE Si l’autorégulation ne peut remplacer la loi, elle la complète. Le législateur l’a bien compris qui, dans plusieurs textes, encourage les acteurs à prendre leurs responsabilités. Il arrive même que les normes élaborées par les professionnels soient ensuite consacrées par les pouvoirs publics. Au niveau communautaire, par exemple, les initiatives des professionnels sont souvent reprises dans les directives, qui prévoient le recours à des codes de conduite destinés à conforter l’application de leurs dispositions. Ainsi, l’article 16 de la directive 97/7/CE du 20 mai 1997, sur la vente à distance, incite les organisations professionnelles à informer les consommateurs sur leurs codes de pratique. De même, la directive 2000/31/CE du 8 juin 2000, sur le commerce électronique, encourage, dans ses articles 8 et 16, l’élaboration de codes de conduite communautaires par les entreprises, les organisations professionnelles ou les consommateurs. En France, plusieurs décrets consacrent des codes de déontologie, dans le secteur médical par exemple (11) à. Le juge reconnaît la valeur de ces codes et autres chartes. Il a ainsi considéré que le code de déontologie de la franchise, s’il ne revêt aucun caractère obligatoire, a valeur d’usage et constitue une référence pour les professionnels (12). Les partenaires commerciaux non-signataires du code peuvent se voir opposer ces règles lorsqu’ils y ont fait expressément référence dans leur contrat : le code s’impose à eux et ils peuvent s’en prévaloir à l’égard des signataires (13). C’est toutefois dans le monde anglo-saxon - et évidemment aux Etats-Unis - que l’autorégulation est la plus répandue et la mieux acceptée. La FTC, l’autorité antitrust américaine, soutient les actions des acteurs de l’Internet en faveur de l’autodiscipline sur la Toile (14). L’AUTOREGULATION MENACEE L’autorégulation présente des limites. La première résulte du fait que les normes d’autodiscipline doivent être respectées par ceux-là même qui les ont édictées. En ce qui concerne les signataires, ces codes sont assimilables à des contrats. En cas de litige, c’est le juge qui leur donnera force contraignante. Mais cela suppose que ces normes “privées” respectent les lois de l’Etat. Or, s’agissant de règles du jeu destinées à régir un secteur d’activité et non les rapports entre deux personnes ou deux entreprises, les risques d’infractions au droit et, partant de condamnation, sont grands. En matière sportive, les règles édictées par les instances du football ont été condamnées plusieurs fois comme portant atteinte au principe de libre circulation des personnes (15). L’adoption de règles uniformes par les professionnels pourrait également être qualifiée d’entente si elle avait pour conséquence de fermer l’accès au marché, de discriminer ou de boycotter des concurrents. Ainsi, dans le secteur des volailles sous labels (16), la restriction à l’accès résultant de l’agrément préalable des organes dirigeants de l’organisme certificateur, a été condamnée. L’adoption de normes privées peut également être le fait d’entreprises qui détiennent une position dominante. Selon l’autorité de régulation des télécoms (ART) l’autorégulation trouve ses limites dans le mode de représentation des diverses catégories d’opérateurs et peut contribuer à renforcer les positions dominantes des plus puissants (17). D’éventuels abus pourraient par conséquent tomber sous le coup de l’article L. 420-2 NCC. Enfin, en cas de pratiques anticoncurrentielles avérées, les codes, chartes et autres normes d’autorégulation pourraient être annulés, en tout ou partie, conformément à l’article L. 420-3 NCC. LES LIMITES DE L’AUTOREGULATION : VERS LA CO-REGULATION ? Pour beaucoup, l’autorégulation placée entre les mains des principaux opérateurs économiques serait au service des intérêts privés. Ainsi, le vice-président de l’autorité de régulation de l’audiovisuel australien a déclaré devant l’Unesco que “l’autorégulation ne serait que le faux nez d’un gouvernement commercial mondial aux mains de quelques grands groupes dont les intérêts sont liés.” La puissance publique n’est pas prête à abandonner son rôle d’arbitre, d’autant que parmi les professionnels eux-mêmes, de nombreux points sont loin de faire l’unanimité. Ainsi, les efforts américains pour une autorégulation de l’Internet en matière de protection des données personnelles ont échoué et c’est le Congrès qui a repris l’initiative, en adoptant l’Online Privacy Act. En France, peu de voix se sont élevées en faveur d’une autorégulation absolue (18). En revanche, on admet plus facilement que la défense de l’intérêt général puisse être assurée au moyen d’une coopération entre la puissance publique et les acteurs. L’autorégulation serait ainsi remplacée par la co-régulation. Pour le Conseil d’Etat, “l’autorégulation est le complément indispensable, dans un espace ouvert, à la réglementation étatique ; Etat et entreprises doivent donc collaborer, chacun dans leur rôle spécifique, les acteurs publics et privés étant condamnés à l’interdépendance.” QUAND LE CSA PRECONISE UNE ”MULTI-REGULATION” La co-régulation assure la défense de l’intérêt général et tient compte de la réalité technologique d’un secteur, tout en rejetant l’idée de justice privée. A propos d’Internet, le député Christian Paul a proposé la création d’un organe (19) permettant aux acteurs publics et privés de débattre en terrain neutre. Le président du CSA est allé plus loin en préconisant une “multirégulation” qui associerait co-régulation et régulation publique des autorités administratives indépendantes (20). En Argentine, un code de bonnes pratiques commerciales a été élaboré avec la participation du secrétariat d’Etat à la concurrence et à la défense du consommateur. En France, la Commission des pratiques abusives, projetée par les NRE, qui devait à l’origine être composée des seuls producteurs et distributeurs, associera également les représentants de l’Etat, mais ne disposera d’aucun pouvoir normatif ou de sanction. Finalement, force reste à la loi : si tout le monde reconnaît la nécessité d’un assouplissement des règles, chacun demeure également persuadé des risques d’une justice privée entièrement à la discrétion des opérateurs. (1) Pour la franchise : le code de déontologie européen de la fédération française de la franchise (http://www.franchiseline.com). Pour la vente à distance : le code professionnel, la charte de qualité de la vente par correspondance et à distance et le code de déontologie du marketing direct de la FEVAD (http://www.fevad.com). (2) Par exemple, les logos “viande bovine française” et “viande ovine française” diffusés par le syndicat INTERBEV ou la charte de la FNAIM dans le secteur de l’immobilier. (3) Par ex. celui élaboré par la Chambre de commerce et d’industrie de Paris (http://www.ccip.fr). (4) La Charte de l’Internet, sur le site du GESTE : http://www.geste.fr/charte.htm. (5) www.afa-France.com/html/action/index_usages.htm. (6) Cf. par ex. l’initiative L@belsite lancée par la FCD et la FEVAD. (7) L’AFNIC attribue les noms de domaine en “.fr”. (8) La “charte internet confiance”, sur le site http://www.vivendi.fr/fr/html/charte/index-fr.html (9) Global Business Dialogue on Electronic Commerce, qui regroupe les plus grandes entreprises mondiales. (10) Le code de conduite des sites marchands élaboré par la CLCV ou encore la modération des forums de discussion. (11) Code de déontologie des médecins, des sages-femmes ou des infirmières. (12) Paris, 17 déc. 1999, Amiens, 8 janvier 1993 et T. com Bordeaux, 7 mars 1986, PA 9 août 1996, p. 7. (13) Dalloz Expert, 2000, n°2650. (14) A propos de la vie privée sur Internet, rapport de la FTC au Congrès du 13 juillet 1993 et de manière plus générale, discours de R. Pitovsky du 18 février 1998, sur le site http://www.ftc.gov. (15) Arrêt Bosman, CJCE 15 déc. 1995, aff C-415/93, avis du Conseil d’Etat du 22 oct. 1991, n°350.623 (16) Cons.conc. déc. N° 94-D-41 du 5 juillet 1994. (17) In La Lettre du CSA, n°125, février 2000. (18) Cf. rapport du Conseil d’Etat, Internet et les réseaux numériques, du 2 juillet 1998. Et C. Paul, Du droit et des libertés sur l’Internet : la co-régulation, contribution française pour une régulation mondiale. (19) Appelé Forum des Droits sur l’Internet. (20) La Lettre du CSA, n° 125, février 2000.
Vogel & Vogel