Importations parallèles et droit européen : le Tribunal de première instance désavoue la Commission - Numéro 322
01/03/2001
Le laboratoire Bayer commercialise, par l’intermédiaire de ses filiales présentes dans les pays de l’Union, un médicament dénommé l’Adalate. Le prix des médicaments étant fixé par les autorités sanitaires nationales, de forts écarts de tarifs existent entre les États. Entre 1989 et 1993, les prix de l’Adalate pratiqués en France et en Espagne ont été inférieurs de 40 % à ceux constatés au Royaume-Uni. Ces disparités ont amené les grossistes espagnols, dès 1989, et français, à partir de 1991, à exporter en grande quantité vers le Royaume-Uni. Les importations parallèles ont entraîné une perte de chiffre d’affaires de 230 millions de marks pour la filiale britannique du laboratoire pharmaceutique. Le groupe Bayer a, en conséquence, modifié sa politique de livraison et décidé de ne plus approvisionner ses grossistes espagnols et français au-delà de leurs besoins habituels. Informée par des plaintes de ces derniers, la Commission a condamné Bayer pour entente anticoncurrentielle, en 1996. LA POLITIQUE COMMERCIALE DU FABRICANT ET LE DROIT DE LA CONCURRENCE La Commission a estimé que le comportement de Bayer et celui de ses grossistes étaient constitutifs d’un accord entre entreprises au sens de l’article 81, §1, du Traité. Le Tribunal a rejeté cette appréciation après une analyse minutieuse des termes de l’interdiction édictée par le Traité et de l’abondante jurisprudence qui les a interprétés. La notion d’accord est fondée sur l’existence d’une concordance de volontés entre deux parties, dont la forme de manifestation n’est pas importante, pour autant qu’elle constitue l’expression fidèle de celles-ci. Selon la jurisprudence, il faut distinguer les hypothèses où une entreprise a adopté une mesure unilatérale, sans la participation expresse ou tacite d’une autre firme, et celles où le caractère unilatéral est uniquement apparent. Ainsi, la prohibition de l’article 81 s’applique lorsqu’une mesure apparemment unilatérale, mise en œuvre par un fabricant dans le cadre des relations contractuelles avec ses revendeurs, reçoit l’acquiescement au moins tacite de ces derniers. Pour la Commission, cette condition est remplie dans l’affaire Bayer : le comportement des filiales française et espagnole du fabricant vis-à-vis des grossistes démontre l’existence d’une interdiction d’exporter imposée par Bayer France et Bayer Espagne dans le cadre des relations commerciales qui les unissent à leurs clients et il est établi que ces derniers ont adopté un comportement implicite d’acquiescement à cette interdiction. Le juge communautaire n’est pas de cet avis. Aucun document excipé par la Commission ne contient d’indices d’une volonté de Bayer d’interdire les exportations ou de contrôler les quantités exportées par chaque grossiste. Quant à l’argument fondé sur le prétendu acquiescement tacite des grossistes à la nouvelle politique de livraison de Bayer, il est également rejeté par le Tribunal : rien n’établit que les filiales française et espagnole ont exigé un comportement particulier de la part des grossistes vis-à-vis de la destination ultime de l’Adalate, ou qu’elles ont cherché à obtenir leur accord à propos de la mise en œuvre de la politique de Bayer. Au contraire, les documents produits par la Commission tendent à prouver que les grossistes ont cherché à détourner la politique de restriction des livraisons imposée par le groupe pharmaceutique. L’importance de cette décision pour tous les fabricants européens réside dans l’analyse faite par le Tribunal de la thèse soutenue par la Commission, selon laquelle le maintien des relations commerciales par les grossistes après la mise en place de la nouvelle politique de Bayer prouve l’existence d’un accord prohibé. Cette idée est balayée par le juge européen, qui rappelle que la preuve d’un accord entre entreprises repose sur la constatation d’une concordance de volontés entre des opérateurs économiques, condition absente en l’espèce, puisque le comportement des grossistes était contraire à la nouvelle politique de Bayer. Ainsi, la simple poursuite de relations commerciales habituelles, en l’absence d’un réseau de distribution intégré, ne suffit pas à établir l’existence d’un accord prohibé par le droit communautaire. Si le droit des ententes ne s’applique pas en l’espèce, le Tribunal ajoute néanmoins, que le comportement unilatéral du fabricant pourrait tomber sous le coup de la prohibition de l’abus de position dominante édictée à l’article 82 du Traité, mais uniquement si les conditions d’application posées dans ce texte sont réunies. La politique de restriction des livraisons adoptée par Bayer aurait été condamnable, en application de l’article 82 du Traité, si le groupe avait détenu une position dominante, ce qui n’etait pas le cas, sur le marché de l’Adalate. LA SAUVEGARDE DE LA LIBERTE D’ENTREPRISE La Commission a, sans succès, essayé de justifier sa décision par la nécessité de protéger en toute circonstance les importations parallèles. Le Tribunal a rejeté cet argument tout en fournissant des indications à l’exécutif européen : la Commission ne peut pas élargir le champ d’application des règles de droit communautaire applicables aux entreprises, c’est-à-dire les articles 81 et 82, pour essayer d’aboutir à une harmonisation des prix sur un marché où, comme en l’espèce, les disparités tarifaires entre Etats membres sont dues à des mécanismes étatiques de fixation des prix. Elle peut d’autant moins le faire que le Traité met à sa disposition d’autres règles juridiques, telles que les articles 28 et suivants, sur les restrictions à la libre circulation des marchandises. Dans un attendu de principe, le Tribunal a par conséquent estimé que « pourvu qu’il le fasse en n’abusant pas d’une position dominante, en l’absence de toute concordance de volontés avec ses grossistes, un fabricant peut adopter la politique de livraisons qu’il estime nécessaire, même si, par la nature même de son objectif, tel celui d’entraver les importations parallèles, la mise en pratique de cette politique peut comporter des restrictions de concurrence et affecter les échanges entre États membres. » Une extension du champ d’application de l’article 81 §1 du Traité aurait conduit à une situation paradoxale où le refus de vente aurait été plus fortement pénalisé par le droit des ententes que par celui de l’abus de position dominante. En effet, la prohibition de l’article 81 aurait frappé le fabricant qui décide de refuser ou de restreindre des livraisons futures, sans résilier les relations commerciales avec ses clients, tandis que, dans le cadre de l’article 82, le refus de livrer, même total, aurait seulement été interdit en cas d’abus. Et le juge communautaire d’ajouter que la jurisprudence reconnaît indirectement l’importance de la sauvegarde de la liberté d’entreprise dans l’application des règles de concurrence du Traité, lorsqu’elle admet expressément que, même une entreprise en position dominante peut, dans certains cas, refuser de vendre ou changer sa politique de livraison ou d’approvisionnement, sans tomber sous le coup de l’interdiction de l’article 82 du Traité (2). UN ARRÊT BIENVENU La solution apportée par le Tribunal semble logique, car si le simple fait de poursuivre des relations commerciales normales suffirait à établir l’existence d’une entente, la plupart des entreprises européennes risqueraient de tomber sous le coup de l’article 81. Elle est cependant surprenante. Jusqu’à présent, les institutions communautaires ont toujours encouragé les importations parallèles, dans la mesure où elles contribuent au décloisonnement des marchés nationaux et à l’harmonisation des prix dans les États membres, au profit du marché unique communautaire. Les interdictions d’exporter et les tentatives de contrôle de la diffusion des marchandises ont en général été déclarées illicites (3). La notion d’accord prohibé a également été l’objet d’une interprétation large. Ainsi, dans l’affaire Sandoz (4), l’acceptation par les clients de factures du fabricant sur lesquelles figurait la mention expresse « exportation interdite » a suffi pour conclure à l’existence d’une entente. L’intérêt de cet arrêt réside dans les limites posées par le Tribunal à l’application des règles communautaires de concurrence aux entreprises. En l’absence d’un réseau de distribution intégré, qui aurait relevé des règles sur les restrictions verticales contenues dans les règlements d’exemption par catégorie applicables à l’époque des faits, une société peut, dans certaines conditions, contrôler la circulation des produits qu’elle fabrique. Sans devoir être interprété comme un revirement de jurisprudence, cet arrêt du TPICE sonne cependant comme un rappel à l’ordre adressé à la Commission et comme la victoire des fabricants contre les excès de la politique communautaire qui, au nom de la libre circulation et de l’intégration des marchés, aurait conduit à nier purement et simplement le droit des producteurs de s’assurer que leurs produits sont convenablement commercialisés. (1) TPICE, 26 oct. 2000, aff. T-41/96, Bayer AG c/ Commission, disponible sur le site de la CJCE, http://europa.eu.int/cj/fr/jurisp/index.htm. La Commission a formé, le 5 janvier 2001, un recours en annulation de cette décision devant la CJCE. (2) CJCE, 14 fév. 1978, United Brands c/ Commission, Rec. I, p. 207. (3) Arrêt Sandoz, CJCE 11 janv. 1990, Rec I, p. 45, déc. Com. Fisher Price, 18 déc. 1987, JOCE L 49 du 23 fév. 1988, déc. Com Pioneer, 14 décembre 1979, JOCE L 60 du 5 mars 1980. (4) Préc. Note 3.
Vogel & Vogel, avec la collaboration d’Anne de Beaumont