Bulletins de l'Ilec

L’impératif industriel - Numéro 330

01/12/2001

Entretien avec Jean-Christophe Grall, cabinet Meffre & Grall.

Les deux chambres du Parlement se sont opposées sur certains points de la loi NRE. Les nouvelles dispositions auraient-elles été adoptées sans la dissolution de l’Assemblée nationale intervenue en 1997 ? Jean-Christophe Grall : Il faut revenir à l’origine du projet de loi : la crise de l’été 1999. Les producteurs de fruits et légumes rencontraient des difficultés avec les distributeurs, qui fixaient le prix du kilo de fraises avant que les semis de fraisiers ne soient plantés ! Quelle que fût la majorité politique, une réforme était nécessaire. Les deux rapporteurs du projet de loi devant l’Assemblée nationale, Jean-Paul Charié (RPR) et Jean-Yves Le Déaut (PS), étaient en parfaite harmonie sur beaucoup de sujets, notamment à propos des dispositions sur les pratiques restrictives de concurrence. La réforme était-elle nécessaire ? Le gouvernement aurait pu en faire l’économie, dans la mesure où le Code civil, dans son article 1382, sanctionne déjà le type de comportements visés. Il reste à savoir si l’on souhaitait mettre en place un nouveau corps de règles ou appliquer celles déjà en vigueur ! Le législateur a considéré que l’impact serait plus fort en définissant expressément quels types de pratiques clairement identifiées doivent être sanctionnées. Les parlementaires ont constaté que l’absence de contentieux résulte du fait que les opérateurs économiques, particulièrement dans les relations industrie-commerce, ne s’assignent pas devant les tribunaux. Un fournisseur ne va pas porter plainte, aujourd’hui, contre un groupe de grand commerce avec lequel il peut réaliser jusqu’à 80 % de son chiffre d’affaires. Il existait donc des règles, mais elles étaient peu appliquées. La réforme était, par conséquent, très attendue par de nombreux opérateurs économiques, en particulier par les PME, les PMI et les producteurs de fruits et de légumes, auxquels plusieurs dispositions sont consacrées dans la seconde partie de la loi. Cependant, il y a danger à adopter une règle générale à partir de faits particuliers, en raison de l’applicabilité de ces dispositions à des situations qui n’ont pas été envisagées par le législateur, en dehors même des cas qu’il a entendu proscrire. Cette réforme, nécessaire, est-elle suffisante ? Elle n’est pas personnalisée, seulement trois lettres la désignent : est-ce un refus de paternité ? J.-C. G. : Il existe la loi Royer (1973), l’ordonnance Balladur (1986), la loi Sapin (1993) et la loi Galland (1996). La loi NRE embrasse un champ d’activités très large. Il était donc difficile de l’attribuer à un seul homme. La réforme est-elle suffisante ? La même question s’est posée en 1996 avec la loi Galland, dont l’objectif était de lutter contre la revente à perte. Depuis le 1er janvier 1997, date d’entrée en vigueur du texte, le législateur a constaté qu’il n’y a ratiquement plus de situations de revente à perte. La loi a donc eu pour effet positif d’éradiquer cette pratique. Mais une dérive est apparue : le gonflement des marges arrière. D’où la volonté, affichée par la loi NRE, de lutter contre la coopération commerciale abusive. S’il n’interdit pas la coopération commerciale, le nouveau texte impose que son montant soit proportionné à la valeur du service rendu. Cependant, l’imagination des opérateurs économiques étant illimitée, on peut déjà s’interroger sur d’éventuelles dérives induites par l’application de ce texte. S’apparente-t-il à une loi hostile à un secteur d’activité ? J.-C. G. : Cette loi est clairement dirigée contre la grande distribution. A l’occasion de la réforme de l’ordonnance de 1986, opérée en 1996 par la loi Galland, le droit applicable aux pratiques discriminatoires ne condamnait que les avantages consentis sans contrepartie réelle. Avec la loi NRE, une nouvelle disposition vise le fait d’obtenir des avantages disproportionnés. La sanction de l’obtention voire de la simple tentative d’un tel avantage prouve bien que c’est le client de l’industriel qui est visé. La discrimination se joue à trois : celui qui verse l’avantage, celui qui en bénéficie et celui qui en est exclu. Dans le cadre des dispositions de l’article L. 442-6-I-2°a, la relation devient bilatérale, et c’est le distributeur qui sera poursuivi. La loi NRE témoigne de la volonté du gouvernement et du législateur de reprendre en main les rapports commerciaux, sur fond de régulation et de moralisation des pratiques. Il s’agit d’une quasi-repénalisation du droit des pratiques restrictives, avec l’introduction d’une amende civile pouvant atteindre 2 millions d’euros. La loi sur les NRE entend rétablir un équilibre dans les relations entre la grande distribution, aujourd’hui très concentrée, et les PME. Cela ressort de la discussion du projet de loi par les sénateurs, qui sont très proches des régions et sans doute davantage à l’écoute des PME, car ils souhaitent défendre le tissu industriel local. Aussi est-ce au nom de la défense de ces entreprises que le Sénat avait souhaité interdire les accords de gamme. Que signifie, pour vous, le terme régulation ? J.-C. G. : Régulation signifie assurer un certain équilibre, le bon fonctionnement de l’économie, par l’immixtion de l’Etat et des juges dans les relations entre opérateurs économiques. Pensez-vous que ces règles seront acceptées et respectées ? J.-C. G. : Elles seront acceptées parce que la loi est d’application générale et concerne tous les opérateurs économiques, y compris ceux qui ne conduisent pas leurs activités avec la grande distribution. Ce n’est donc pas une loi d’exception, même si elle est clairement antidistribution. Sera-t-elle respectée ? Les entreprises n’iront pas croiser le fer avec leurs principaux clients, mais l’administration découvrira, au gré de ses contrôles, certaines pratiques restrictives de concurrence, et portera les affaires au contentieux devant le Conseil de la concurrence ou devant les tribunaux de commerce, selon les cas, sans oublier les éventuelles poursuites lancées par le parquet, en cas d’infractions pénales. Il conviendra d’attendre quelques années pour disposer de décisions qui formeront une jurisprudence établie. Ainsi, on a pu observer, à l’occasion de la mise en œuvre de la loi Galland, que les dispositions de l’ancien article 36 alinéa 5 de l’ordonnance de 1986, sur la rupture brutale de relations commerciales établies, ont été peu invoquées en matière de déréférencement, mais qu’elles ont davantage joué dans les affaires de rupture de contrats de distribution ou de cessation de commandes, en dehors de la grande distribution : le texte fut appliqué là où on ne l’attendait pas réellement. Par ailleurs, en cas de déréférencement, on peut se demander si le juge des référés ne serait pas le mieux à même de contraindre le distributeur à maintenir pendant un délai raisonnable le référencement des produits ou le maintien des contrats. Le droit économique n’est efficace que si la décision est rapide. La loi NRE marque-t-elle le retour de l’économie administrée ? J.-C. G. : Si nous ne sommes plus à l’époque du Quai Branly, de nouveaux pouvoirs sont donnés à l’administration, en termes d’enquêtes, et au ministre de l’Economie et des Finances, qui peut aller jusqu’à se substituer à une partie pour demander réparation du préjudice qu’elle a subi. Un nouveau dirigisme pourrait ressortir de cette loi. Le gouvernement et le Parlement ont souhaité conférer à l’administration et au ministre des droits qu’ils n’avaient pas ou que les tribunaux, par exemple dans l’affaire Intermarché, leur avaient déniés. Le ministre va-t-il utiliser ses nouveaux pouvoirs ? J.-C. G. : On peut raisonnablement penser qu’il va utiliser ceux dont il dispose dans le cadre des enquêtes de concurrence. Nous observons, depuis septembre 2000, un certain accroissement du nombre d’investigations. L’administration, qui est un corps de contrôle mais qui entend jouer également un rôle de conseil auprès des entreprises, aura à cœur de défendre ses acquis législatifs. Elle fera valoir toutes ses attributions, dans les enquêtes légères comme dans les lourdes, assimilées à des perquisitions, pour lesquelles elle dispose de pouvoirs importants, puisqu’elle peut être autorisée, par le président du tribunal de grande instance, à se rendre dans les entreprises lorsqu’un faisceau d’indices laisse présumer des pratiques anticoncurrentielles. En revanche, si le ministre n’utilise pas ses pouvoirs, la loi restera lettre morte, car, pas plus aujourd’hui qu’hier, les industriels n’iront assigner leurs principaux clients devant un juge. Leur objectif n’est pas d’engager des procès, mais de vendre des produits. Pourtant, l’administration pourrait, demain, demander la réparation du préjudice subi en lieu et place de la victime, qui n’aurait pas obligation de se manifester. Cette aptitude est critiquable, car une décision du Conseil constitutionnel, de 1999, précise qu’un tiers ne peut demander réparation du préjudice si la victime n’est pas présente dans la procédure contentieuse. L’administration ira-t-elle jusque-là ? Elle peut aussi exiger la cessation des pratiques, demander la restitution des sommes indûment perçues, faire constater la nullité des clauses ou contrats illicites et demander le prononcé d’une amende civile pouvant atteindre 2 millions d’euros. La grande distribution va-t-elle réagir et adopter d’autres comportements, qu’il faudra, de nouveau, interdire ? J.-C. G. : Je pense que la grande distribution va imaginer de nouvelles parades, comme en témoignent les déclarations de certains distributeurs, qui n’entendent pas changer du jour au lendemain leurs méthodes de travail. Ce comportement s’observe-t-il dans la distribution spécialisée ? J.-C. G. : Oui. Ces enseignes appartiennent dans de nombreux cas à des groupes qui contrôlent également des enseignes à dominante alimentaire. Quel que soit le type de commerce, on observe que les acheteurs des grandes surfaces spécialisées formulent les mêmes demandes que leurs homologues de la distribution alimentaire auprès des responsables des grands comptes industriels. Comment l’administration aura-t-elle connaissance des conflits qui opposent les industriels et les distributeurs ? J.-C. G. : Il est vrai que les entreprises se plaignent mais déposent rarement des plaintes. Mais l’administration réalise d’office, chaque année, des enquêtes sectorielles, qui peuvent aller jusqu’à une saisine du Conseil de la concurrence. La loi NRE met en place une commission d’examen des pratiques. Que pensez-vous de ce nouvel organe ? J.-C. G. : C’est une bonne chose, à condition que la Commission des pratiques commerciales soit saisie et qu’elle accepte de jouer son rôle. On peut regretter qu’elle ne puisse pas être saisie par les tribunaux. Si, finalement, elle obtient un poids comparable à celui de la Commission des clauses abusives, sa mise en place sera bienvenue. Il lui faudra émette rapidement ses premiers avis et recommandations, qui constitueront autant de lignes directrices pouvant être utilisées par les opérateurs économiques. Il faut toutefois lui laisser le temps de trouver ses marques. Ses membres viendront d’horizons divers. On peut souhaiter qu’elle agisse comme une caisse de résonance des pratiques dénoncées à l’occasion des auditions parlementaires. Comment le juge interprétera-t-il les notions d’abus de puissance d’achat ou de vente ? Va-t-il s’inspirer des décisions communautaires ? J.-C. G. : Il conviendrait d’abord de rappeler que, s’agissant de l’abus de dépendance économique, le législateur a souhaité revenir sur la notion d’effet sur le marché exigé par l’ancien article L. 420-2, alinéa 2, sans toutefois la supprimer totalement. Il sera encore nécessaire de prouver, dans le cadre de cette disposition modifiée par la loi du 15 mai 2001, une atteinte au fonctionnement ou à la structure de la concurrence. Y a-t-il une différence entre l’affectation du jeu concurrentiel et celle du fonctionnement ou de la structure de la concurrence ? Rien n’est moins certain sur un plan strictement économique ! En outre, la preuve de la dépendance économique, dans le cadre de l’article L. 420-2, alinéa 2, devra se traduire par la démonstration de l’absence de conditions alternatives ou équivalentes, ainsi que le Conseil de la concurrence, dans sa décision de mesures conservatoires du 10 août dernier, l’a clairement rappelé. Ce que souhaite le législateur, c’est la possibilité pour le Conseil de la concurrence, mais aussi et surtout pour le juge du commerce, de sanctionner la simple disparition d’un producteur local. En ce qui concerne la situation de puissance d’achat, elle a déjà été définie par les autorités communautaires dans les décisions Rewe-Meinl et Carrefour-Promodès, qui rapprochent le concept de puissance d’achat de la notion de position dominante. L’introduction de cette notion dans la loi NRE vise, encore une fois, la grande distribution, qui peut user de sa puissance d’achat pour imposer à ses fournisseurs des conditions commerciales injustifiées. La notion de puissance de vente est un concept jusqu’ici ignoré du droit français. Dans l’esprit du législateur, il s’est agi de lutter contre la puissance des groupes multinationaux qui, par des remises de gamme, pourraient parvenir à saturer les linéaires des grandes surfaces au détriment des produits des PME. Cela étant, le texte ne précise pas comment pourra s’apprécier cette situation de puissance de vente, et il est probable que l’on se rapprochera de la notion de dépendance économique. En tout état de cause, en présence d’une situation de puissance d’achat ou de vente, il conviendra de définir le caractère abusif de la pratique attaquée.

Anne de Beaumont et Jean Watin-Augouard

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