Le symptôme de la fin d'un modèle - Numéro 336
01/06/2002
La tension sur les prix engendre, depuis la fin du pacte de stabilité, de nombreux commentaires qui, souvent, ont en ligne de mire les politiques tarifaires des fabricants de produits de grande consommation. Ces derniers ne sont-ils pas des boucs émissaires ? Philippe Jaegy : La dérive des prix doit être relativisée. Nous devons cerner ce qui est du ressort d’un rattrapage des prix à la sortie du pacte de stabilité, ce qui est lié à l’inflation des coûts de matières premières et ce qui relève de la coopération commerciale. Nous sortons d’un blocage des prix, adopté par les industriels et les distributeurs pour rassurer les consommateurs lors du passage à l’euro. Durant cette période, les industriels n’ont pas augmenté leurs tarifs, mais ils ont dû supporter des augmentations du coût des matières premières et d’autres intrants. Dans l’industrie de grande consommation, ces éléments représentent près de 60 % du chiffre d’affaires. Toute augmentation appelle une péréquation sur le prix de vente final. Cependant, le principal moteur de la hausse se trouve dans les coûts de coopération commerciale, qui ont considérablement augmenté, pour atteindre, en moyenne, 30 % du chiffre d’affaires. Afin de conserver des marges acceptables, les industriels sont donc obligés d’augmenter leurs tarifs. Entre marge arrière et marge avant, quel choix ? Existe-t-il de bons critères de la coopération commerciale ? P. J. : Le système est pervers puisque, contrairement au modèle anglo-saxon où tout est en marge avant, la distribution latine se procure des ressources qui ne sont pas liées à l’exercice de son métier mais à la taille du client ou à sa puissance d’achat. Si l’on transfère tout vers l’avant, les distributeurs auront une latitude d’action plus forte pour s’adapter à des jeux concurrentiels locaux, ajuster les promotions et les politiques de prix en fonction des zones de chalandise, mais cela implique l’excellence dans l’exercice de leur métier. Or certains distributeurs préfèrent référencer des produits qui ont moins de rentabilité au mètre carré, mais avec lesquels ils dégagent des recettes de coopération commerciale plus élevées. Autre effet pervers du système : la coopération n’épargne même plus les industriels qui produisent sous marques de distributeurs ! Normer la coopération commerciale est cependant difficile. Son contrôle peut conduire à créer des usines à gaz. Que vous inspire la campagne de presse des Centres Leclerc ? P. J. : Cette campagne, dirigée contre les grandes marques, traduit, en filigrane, le vrai problème des grandes surfaces : les hypermarchés ont perdu, l’an dernier, 1,3 point de part de marché, alors que les supermarchés ont gagné 0,2 point. Cette baisse de régime frappe particulièrement les Centres Leclerc, dont le modèle de développement est fondé uniquement sur l’hypermarché. Ce type de format est en crise : sa promesse au consommateur, centrée sur la profusion de l’offre et le différentiel de prix, n’est plus pertinente. La loi Raffarin bloque l’extension des linéaires et la loi Galland lisse les différences en termes de panier moyen. En outre, la réduction du temps de travail a une incidence sur les modes d’achat : les femmes, 75 % des clients des hypermarchés, optent pour la proximité : le supermarché propose une offre concurrentielle, en gamme et en prix, avec celle de l’hypermarché. Concurrencé sur son propre terrain, l’hypermarché l’est également par le développement soutenu de la restauration hors domicile, qui représente aujourd’hui 30 à 35 % des achats alimentaires, et des category killers dans le bricolage, le textile, le jouet... Confrontés à une croissance moins soutenue, à une limitation de leur déploiement, Leclerc et les autres enseignes doivent retrouver une dynamique fondée sur le différentiel de prix par rapport aux autres formats. Nous sommes toujours dans le modèle discompte, prônant la défense du pouvoir d’achat du chaland. Dans ses campagnes de presse, Leclerc prétend acheter chez nos voisins européens des produits de marque moins chers qu’en France… P. J. : Leclerc enfourche le cheval de bataille de la loi Galland, mais son objectif est de retrouver une marge de manœuvre pour créer, sur quelques produits d’appel phares, des différentiels de prix significatifs, afin d’attirer le consommateur. C’est ce que traduit sa campagne, quand il prétend acheter moins cher en Europe des produits emblématiques. Il sous-entend que les industriels ont des marges plus confortables en France que dans d’autres pays, ce qui est inexact. Il suffit de se reporter aux comptes de résultats des entreprises pour constater qu’elles ne réalisent pas leurs plus grandes marges dans l’Hexagone ! Pour comprendre le différentiel de prix, il ne faut pas s’arrêter à la comparaison des prix de vente au consommateur. Il est indispensable de reprendre toute la chaîne du produit, afin de mesurer la cascade de marges et de coûts entre le prix de revient du produit et son prix de vente final. Plusieurs variables sont déterminantes dans le différentiel de prix : les coûts logistiques, divers selon les pays, peuvent représenter jusqu’à 10 % du prix de revient. Servir une plate-forme Carrefour ou Leclerc dans le nord de la France depuis une usine implantée en Belgique coûte moins que livrer au Portugal ! Ajoutons les taux de TVA, les taxes d’emballage et autres subtilités fiscales. De plus, très peu de produits sont transnationaux. Les positionnements marketing diffèrent à travers l’Europe. Comparaison n’est pas raison. C’est faire un mauvais procès aux industriels que de prétendre qu’ils réalisent des marges élevées en France, sur le dos du consommateur. Certains industriels ne sont-ils pas également responsables de cette dérive ? P. J. : Nous sommes dans un cercle vicieux : l’industriel doit préserver, voire augmenter ses parts de marché en subventionnant ses produits par la coopération commerciale. Au détriment de l’innovation et des PME ! Depuis quarante ans, le consommateur s’est habitué à la baisse tendancielle des prix. Celle-ci peut-elle continuer ? P. J. : Nous atteignons la limite du modèle de discompte qui, depuis les années soixante, a habitué le consommateur à acheter toujours moins cher : grâce à l’augmentation de son pouvoir d’achat, il a pu reporter sur d’autres postes budgétaires, les loisirs ou la santé, une partie de ses dépenses. Une telle évolution n’aurait pu se faire sans l’effort de productivité réalisé aussi bien par les industriels que par les distributeurs, qui a permis la baisse des prix. Aujourd’hui, l’essoufflement des gains de productivité pénalise le secteur des produits de grande consommation. On ne peut pas exiger des entreprises à la fois une maîtrise de la sécurité alimentaire, un engagement dans le développement durable et une baisse des prix ! Les industriels ne sont pas des magiciens. Le consommateur doit être aussi responsable : ce qu’il souhaite a un coût ! Citoyen autant que consommateur, il « achète » une forme de respect de l’environnement, le maintien d’un tissu économique. Comment définir le bon partage de la valeur ajoutée ? P. J. : Quand le rapport de force prévaut, les territoires d’alliance entre industriels et distributeurs sont rares. On peut néanmoins avancer deux enjeux gagnant-gagnant : la sécurité alimentaire, où les deux acteurs sont coresponsables vis-à-vis du consommateur, et la chaîne d’approvisionnement, où les gains de productivité potentiels sont nombreux. Cette situation largement conflictuelle est-elle une exception française ? P. J. : Non, c’est un problème international. Aux États-Unis, la distribution, qui était régionale, se concentre à l’échelon du pays. Cela engendre le même rapport de force et une pression identique au détriment des industriels. Quand les marques ouvrent des espaces commerciaux à leur nom, est-ce un épiphénomène ou une tendance de fond pour échapper aux fourches Caudines de la grande distribution ? P. J. : Le combat sur la coopération commerciale est légitime mais insuffisant. Industriels et distributeurs ne pourront jamais s’entendre sur le partage de la valeur, car leurs objectifs sont contradictoires : le fabricant privilégie la valeur de l’offre ; le distributeur, le prix bas. Le vrai problème est de sortir de ce cercle vicieux. Il revient aux industriels de repenser leur stratégie. Jusqu’à présent, elle était « verticale », privilégiant un circuit (les grandes surfaces) et une gamme (les produits laitiers, la charcuterie…) complexe (références, marques…). Prisonnier de l’instant et du lieu d’achat, l’industriel est devenu parfois un sous-traitant de la grande ditribution. Demain, il doit opter pour une stratégie « horizontale », privilégier les actifs immatériels que sont les marques, décliner ses produits en fonction des occasions de consommation, aller à la rencontre du consommateur tout au long de sa journée. Cette démarche peut se résumer en anglais par trois W. Le premier est wherever : comment communiquer au consommateur à tous les moments de la journée, sur des supports en affinité ? La marque peut devenir éditeur de contenus, comme Nestlé avec son site sur la nutrition, Danone et sa revue Danao, ou Dior coproducteur d’une série télévisée au Japon. Le deuxième est whenever : comment multiplier les occasions de contact et de consommation ? Lustucru, Fleury-Michon, Nescafé ou Dim ouvrent des enseignes à leur marque, Danone achète Mac Kesson, aux États-Unis, pour vendre de l’eau minérale dans les bureaux. Le troisième W est whatever, ou comment décliner la marque sur un univers de motivation cohérent et plusieurs produits. Evian lance une gamme d’articles de soins Evian Affinity avec Johnson & Johnson, Reebok vend non seulement des chaussures de sport mais également des appareils d’entraînement à domicile, une eau minérale, ouvre des clubs de sport… La preuve que cette stratégie est pertinente est que la distribution, elle aussi, déplace ses pions. Ahold vient ainsi d’acheter US Food Service, afin de devenir le numéro un de la distribution alimentaire hors domicile. Quels sont les gisements de ressources pour les industriels ? P. J. : Pour obtenir un avantage compétitif décisif, l’industriel doit changer de modèle. Aujourd’hui, il fait tout : il achète, transforme, transporte et commercialise des gammes très larges. Demain, il sera un intégrateur de compétences, un animateur de réseaux, comme les industriels de l’automo- bile : il sous-traitera tout ou partie de sa production, de sa logistique, pour libérer des ressources et les redéployer sur l’immatériel. C’est vers ce modèle que tendent Sara Lee, Unilever, ou même Nestlé. Ou alors, l’industriel se spécialisera dans la sous-traitance rentable, pour le compte de la grande distribution et des autres industriels, à l’instar de Buddelpack ou de Senoble. Hors de cette alternative, point de salut !
Jean Watin-Augouard