Le coup d'Etat de la Commission européenne - Numéro 337
01/09/2002
La future politique de protection des consommateurs entre dans le cadre général de la modernisation de la législation communautaire que Bruxelles a présenté dans son Livre blanc sur la gouvernance européenne l’an dernier (3) . Dans ce document, qui a semble-t-il peu marqué les esprits des citoyens de l’Union, pourtant les premiers concernés, la Commission semble vouloir se doter de nouveaux pouvoirs, dans la plus pure méconnaissance du processus démocratique. Dépassée, la souveraineté des États ! Exeunt le Parlement et le Conseil ! Insidieusement, l’exécutif européen s’arroge le droit de décider en dernier recours, sans que les représentants élus des citoyens aient leur mot à dire, dans un mépris total du processus démocratique. Et la direction que prend le débat sur les futures règles de protection des consommateurs donne lieu à bien des interrogations. Tant les citoyens consommateurs que leurs représentants, d’habitude si prompts à défendre la liberté et la démocratie contre le pouvoir des « eurocrates », demeurent curieusement silencieux. LES IDEES SOUS-JACENTES DE LA REFORME DE LA PROTECTION DES CONSOMMATEURS Si le Livre vert et la communication de suivi traitent de la protection du consommateur, les idées qu’ils contiennent vont bien au-delà. En premier lieu, la Commission s’est fondée sur les résultats de la consultation lancée en octobre 2001 avec la publication du Livre vert pour affirmer que ses propositions ont été bien acceptées. Force est cependant de constater que ces résultats sont biaisés. L’exécutif européen annonce avoir reçu 169 réponses, mais le tableau récapitulatif présenté en annexe II de la communication de suivi fait état de chiffres différents, comme si la Commission n’avait retenu que les résultats lui étant favorables. C’est en outre un chiffre bien faible pour mesurer l’accueil fait à une réforme qui touchera près de 380 millions d’Européens, d’autant que la méthode employée pour la mener à bien appelle maintes remarques. Elle constitue en effet une remise en question du processus législatif européen tel que nous le connaissons. Sous couvert de la nécessité de réduire les réglementations dirigistes détaillées, la Commission entend adopter une directive-cadre (4), étrange instrument qui, à l’instar d’une célèbre boisson non alcoolisée, ressemblerait à une directive mais n’en serait pas vraiment une. La directive-cadre permettrait à la Commission de poser les jalons de l’autorégulation. Selon les termes de l’exécutif européen, elle pourrait « fournir la base d’une certaine participation formelle des parties prenantes dans le processus réglementaire ». En réalité, la Commission entend faire reposer la politique de protection des consommateurs sur l’élaboration de codes de conduite, « sans valeur juridique contraignante », qui seraient signés par les entreprises. Des citoyens (consommateurs) ou de leurs représentants nationaux ou européens démocratiquement élus, il n’est point question dans le Livre vert. La Commission affirme vouloir impliquer davantage la « société civile » (5). Or celle-ci n’est représentative que de ses membres. Alors que les personnes démocratiquement élues par les citoyens représentent l’ensemble de la population, la société civile ne représente qu’elle-même. C’est pourtant elle qui, selon les vœux de la Commission, sera chargée de « légiférer » au moyen de codes de bonne conduite. Aujourd’hui la protection des consommateurs, demain une autre politique qui touche directement les Européens, seront façonnées par des instruments qui ne lieront que leurs signataires. On assiste ainsi à une véritable privatisation du processus législatif. L’élaboration de la norme, applicable à tous, ne sera plus le fait des représentants élus du peuple, comme on pourrait l’attendre dans une démocratie, mais passera à des organismes privés, à l’instigation d’une seule institution : la Commission. LA GOUVERNANCE, OUTIL DE LA REVOLUTION EUROPEENNE Les idées contenues dans le Livre vert sur la protection des consommateurs font référence à un autre document de la Commission, le Livre blanc sur la gouvernance européenne (6). Destiné, selon Bruxelles, à améliorer et à simplifier la qualité réglementaire, il bouleverse en réalité la répartition des compétences entre les trois principales institutions de l’Union : la Commission, le Conseil des ministres et le Parlement. Dans ce document aussi, la Commission semble faire fi de la légitimité démocratique tant du Parlement que du Conseil. Elle va même jusqu’à porter atteinte à la souveraineté des États membres, en affirmant expressément qu’ils devront se garder, lorsqu’ils transposeront la législation communautaire, d’aboutir à un niveau disproportionné de détail ou d’exigences administratives complexes (7). Cette exigence revient à retirer aux États le pouvoir d’adapter une législation européenne – une directive par exemple – à leurs particularités nationales. Elle s’apparente aussi à une harmonisation des législations par le bas, au détriment des citoyens. Hélas, ni les parlements ni les gouvernements nationaux, exclus de la préparation d’un document qui vise à les mettre à l’écart, n’ont alerté les citoyens qui les ont mandatés ! La Commission ne s’arrête pas là, dans la démarche consistant à imposer ses vues aux élus. Elle envisage ainsi de retirer purement et simplement ses propositions, dans le cas où la négociation interinstitutionnelle modifierait leurs objectifs. Elle entend également obliger le Conseil et le Parlement à « ne pas surcharger ni compliquer inutilement les propositions ». Si elle estime qu’une proposition dont elle est l’auteur a été dénaturée, elle se réserve le droit de la retirer. Les discussions parlementaires ou intergouvernementales se réduiraient par conséquent à une procédure d’enregistrement des positions de la Commission (8). La Commission Prodi privilégie la culture anglo-saxonne du consensus entre « parties prenantes », au détriment de la culture latine de la loi. Insidieusement, la démocratie, c’est-à-dire le pouvoir du peuple, exercé par l’intermédiaire de ses représentants, serait remplacée au mieux par une aristocratie – le pouvoir des meilleurs, au pis par une oligarchie – le pouvoir de quelques-uns : la Commission, les experts à qui elle fait appel et la société civile, dont on ne sait toujours pas qui elle représente (9), sinon une somme d’intérêts privés dont il sera bien difficile de tirer un intérêt général (10). Dans les propositions de la Commission, les citoyens comme les consommateurs sont les grands absents. C’est une véritable révolution que prépare la Commission. N’a-t-on pu écrire que la bonne gouvernance est un « outil idéologique pour une politique de l’État minimum » (11) ? Il y eut peu de réactions lors de la publication du Livre blanc sur la gouvernance. Il est à souhaiter qu’il y en ait davantage en réponse à la communication de suivi du Livre vert sur la protection des consommateurs. Il en va de l’avenir de l’Europe des nations et de la sécurité juridique des consommateurs. (1) COM (2001) 531 final, 2 octobre 2001. (2) COM (2002) 289 final, du 11 juin 2002. (3) COM (2001) 428 final, 25 juillet 2001. (4) C’est-à-dire une directive limitée au cadre général, comprenant les objectifs, les échéances et les éléments essentiels de la législation. (5) Pour une définition bruxelloise de cette expression, cf. Livre blanc sur la gouvernance européenne, op. cit., note 9, p. 17 : la société civile comprend les organisations syndicales et patronales, les ONG, les associations professionnelle, les organisations caritatives et, de manière générale, celles qui impliquent les citoyens dans la vie locale et municipale. (6) Op. cit. (7) Livre blanc sur la gouvernance européenne, p. 28. (8) Plan d’action « simplifier et améliorer l’environnement réglementaire », COM (2002) 278 final, 6 juin 2002, p. 9. (9) C. Pasqua, « Rendez leur souveraineté aux Européens », Le Monde, 7 août 2001. (10) Cf. « Le piège de la gouvernance », Le Monde diplomatique, juin 2001, p. 28 (11) M. Smouts, « Du bon usage de la gouvernance en relations internationales », Rev. Int. Sc. Soc., mars 1998.
Par le cabinet Vogel & Vogel, avec la collaboration d’Anne de Beaumont