Droit romain, Common Law, vers un mariage de raison - Numéro 338
01/10/2002
ILEC : Combien y-a-t-il de systèmes de droit dans le monde et quel est leur mode de pensée ? MICHEL GUENAIRE : Deux systèmes de droit coexistent principalement aujourd’hui. D’une part, la Common Law, dont le mode de pensée est fondé sur la prise en compte du précédent judiciaire dans la solution de justice, d’autre part le droit romano-germanique, caractérisé par un ordonnancement des règles de droit dans un code dont est censée être tirée la solution de justice. Il faut ajouter à ces deux systèmes le système de droit islamique. ILEC : Peut-on parler d’une progression inexorable de la Common Law ? Pourquoi le droit anglo-américain des affaires triomphe-t-il, et faut-il le craindre ? M.G. : Si l’on s’en tient aux deux principaux systèmes, on peut effectivement souligner la progression de la Common Law, portée par la puissance des banques, des places financières et des cabinets d’avocats anglo-saxons. Les acteurs économiques privilégient d’eux-mêmes le système de la Common Law en raison de sa souplesse et de la possibilité, particulièrement dans le domaine des contrats, d’adapter la règle de droit à des situations très spéciales. Le code, lui, est jugé comme un carcan pour certaines négociations contractuelles. De ce fait, il paraît moins prisé par les acteurs qui négocient les grands contrats internationaux. On peut donc craindre l’expansion de la Common Law. ILEC : La Common Law se réduit-elle à un droit « fragmenté », « un droit de rapport de forces », quand le droit romain serait un droit « égalitaire », comme vous l’avez écrit ? M.G. : La Common Law n’offre pas de solutions synthétiques. Sa loi est celle des précédents n’ayant fait l’objet d’aucune codification. Elle est donc fragmentée. C’est une évidence. De son côté, le code est par essence unificateur. En tant que tel, il s’applique à tous les acteurs, quels qu’ils soient et surtout quelle que soit leur puissance économique. Il est égalitaire. ILEC : Quel système est le plus approprié à la régulation des échanges mondiaux ? M.G. : Le code me semble le plus approprié à une régulation ordonnée des investissements, car la référence à un cadre de règles de droit écrites assure une sécurité juridique. La Common Law n’offre qu’une régulation particulière d’un échange commercial donné et n’est pas un gage de sécurité. ILEC : De quel type de droit relève la « gouvernance » en vogue dans les sociétés anglo-saxonnes ? M.G. : La gouvernance, qui procède de la logique d’autosuffisance, de recours des acteurs économiques à des règles qui leur sont propres, est parente de la Common Law. Cela étant, les pays de droit écrit adoptent également les règles éthiques de la gouvernance pour leurs entreprises. La greffe est possible. La morale de l’entreprise qu’impulse le discours de la gouvernance n’a pas de frontières. ILEC : Ne peut-on pas observer un mélange des rôles législatif et jurisprudentiel dans les deux systèmes ? M.G. : Les dernières années ont effectivement vu se croiser les logiques. Les juges des pays de code créent une jurisprudence, qui est la traduction d’une Common Law dans leur ordre juridique, tandis que les législateurs des pays de Common Law adoptent des règles écrites, voire des embryons de code. Les pratiques se mêlent. L’ordre juridique de demain sera certainement bigarré. ILEC : La mondialisation peut-elle se concevoir avec plusieurs systèmes de droit, ou un droit mondial conçu par hybridation des divers systèmes de droit, à l’image de la Cour pénale internationale ou de la Convention européenne des droits de l’homme ? M.G. : Oui, et pour la raison supplémentaire que les juristes modernes utilisent aujourd’hui les deux systèmes de droit. Comme l’avait souligné avec pertinence le président Renaud Denoix de Saint Marc, en réponse à mon article paru dans la revue Le Débat : « Le droit est aujourd’hui un marché où l’on ne vend pas des systèmes clés en main mais des pièces détachées. » ILEC : Assiste-t-on à une compétition entre les deux systèmes de droit pour conquérir les marchés du droit ? M.G. : Il n’est pas exagéré de retenir le terme de compétition pour qualifier l’alternative des pratiques juridiques. Dans les secteurs dérégulés, par exemple, le code a pu avoir, par le passé, une influence. Aujourd’hui, la Common Law semble primer. La compétition que se livrent les deux systèmes de droit dans ces secteurs est celle qui oppose l’exigence de souplesse et le devoir d’ordre. ILEC : Vous venez de publier un essai intitulé Déclin et renaissance du pouvoir (1). Les stratégies internationales des entreprises induisent-elles un monde « sans souveraineté », et un ordre juridique peut-il exister sans États ? M.G. : La mondialisation, dont les années courent symboliquement de la chute du mur de Berlin aux attentats du World Trade Center, a installé un monde sans pouvoirs. Dans mon essai, j’ai tenté de montrer que ce n’était pas le seul pouvoir politique qui était contesté par la mondialisation, mais le pouvoir économique. La fragmentation politique va de pair avec une fragmentation économique. Les stratégies de tous les acteurs de la mondialisation conduisent à un monde sans souveraineté. C’est dans ce sens qu’il faut réfléchir à la place de la codification. Un monde codifié sera toujours plus ordonné qu’un monde dérégulé au sens propre. Le code est une réponse à la fragmentation du monde moderne. ILEC : Dans le cadre d’un droit romain, les scandales financiers comme Enron et WorldCom auraient-ils eu lieu ? M.G. : Ces scandales mettent en cause la pratique d’un certain capitalisme, que l’absence de code, d’attachement à des règles fixes, permet d’expliquer. Naturellement, des scandales existent dans les pays de droit romain. La particularité d’une crise comme celle qu’a suscitée Enron est qu’elle concerne un monde composé d’acteurs se défiant de l’ordre public pour gérer leurs affaires comme ils l’entendent. De ce point de vue, certains scandales n’ont pas lieu d’être dans un cadre « romain ». ILEC : De quel type de droit participent les ordres juridiques créés par des grands ensembles régionaux comme l’Union européenne, l’Alena, le Mercosur et l’Asean ? M.G. : L’Union européenne, souvent suspectée de subir une influence normative anglo-saxonne, a en réalité créé un système de droit écrit. Les Britanniques doivent par exemple transcrire dans leur droit interne les directives européennes. Si ces ensembles régionaux recourent au droit écrit, c’est qu’ils ont compris que la législation était seule capable de poser les jalons d’un marché intégré, et qu’elle devait ainsi avoir la priorité sur les montages contractuels des particuliers. ILEC : N’avez-vous pourtant pas l’impression que la société se contractualise de plus en plus et que le contrat est destiné à triompher de la loi ? M.G. : J’entends souvent cette observation, mais elle m’étonne. Les fondements de l’État politique occidental ont été imaginés par des auteurs qui ont toujours eu pour horizon la recherche du contrat social. Le contrat n’a donc jamais quitté les fondements de la construction politique occidentale. Les lois sont aujourd’hui disqualifiées parce qu’elles sont trop nombreuses et surtout guère lisibles, alors que les contrats, par leur souplesse, ont la préférence des acteurs économiques. La société se contractualise, sans conteste. La loi n’en reste pas moins la traduction d’un autre contrat, le seul qu’il faut avoir à l’esprit, le contrat entre l’État et le peuple, sans lequel il n’y a pas de droit respecté. (1) Gallimard, « Le Débat », 224 pages, 15 euros.
Jean Watin-Augouard