Bulletins de l'Ilec

La place du droit français dans le monde global - Numéro 338

01/10/2002

Longtemps considéré comme un modèle, le droit français semble perdre du terrain face au droit anglo-saxon. Effet de mode ou phénomène inéluctable ?

LE RAYONNEMENT DU DROIT FRANCAIS AU-DELA DES FRONTIERES NATIONALES

Si le XVIIIe siècle a permis à la France d’apparaître, avec la Révolution, comme la patrie des Droits de l’homme, ce sont les conquêtes napoléoniennes qui ont contribué à exporter le droit codifié. Le Code civil (encore appelé Code Napoléon) a ainsi été appliqué dans la plupart des Länder allemands, en Pologne, aux Pays-Bas, en Belgique, au Luxembourg, dans une grande partie de l’Italie et dans certains cantons suisses. Instrument de conquête, le droit a permis à Napoléon de consolider sa domination politique et militaire sur l’Europe : « Ce qui convient aux Français convient à tous »… car « il y a bien peu de différences entre un peuple et un autre » (2). L’influence du droit codifié survivra à l’ère napoléonienne et rayonnera bien au-delà du continent européen. Ainsi, au Japon, après la chute du Shogunat au XIXe siècle, le gouvernement révolutionnaire de Meiji désira moderniser les institutions politiques, économiques et sociales. Il préféra au système anglais, qu’il estimait difficile à importer rapidement et simplement, le système français, en traduisant les cinq codes napoléoniens. En matière de droit international, l’influence de la France est pour une grande partie due à la suprématie de la langue de Molière dans les relations diplomatiques. La France a participé à la création de la Cour permanente de justice internationale de la Société des Nations et à celle de la Cour internationale de justice. Le français est une langue officielle dans nombre d’institutions internationales (ONU, OCDE, Cnuced…). En Europe, les six pays qui ont créé la CECA puis la CEE appartiennent à la famille du droit romano-germanique, ce qui prédisposait le système et les institutions à relever de cette même famille. Ainsi le droit communautaire accorde-t-il une place importante à des éléments familiers des juristes français : hiérarchie des normes, nomenclature des actes dont le régime est semblable à celui des actes administratifs unilatéraux (motivation, publication), fonction publique qui emprunte maintes caractéristiques au modèle continental de la fonction publique (statut, concours, carrière, avancement) (3).

LE RECUL DU DROIT FRANCAIS DANS LE MONDE

Si l’influence actuelle du droit français est difficile à quantifier, il est certain que le rayonnement de l’Hexagone à l’étranger pâtit tant de la baisse de la puissance économique de notre pays sur la scène internationale et du manque d’engouement des étrangers pour notre langue, au profit de l’anglais, que du développement de la contractualisation de la société. La globalisation de l’économie engagée depuis quelques années a surtout profité aux Anglo-Saxons. Le poids des États-Unis, à la fois politique et économique, leur permet d’imposer une législation à portée extraterritoriale comme, en 1996, les lois Helms-Burton (4) et Amato-Kennedy (5). De même, les banques et les cabinets d’avocats anglo-saxons, qui jouent un grand rôle dans les opérations financières, dessinent un environnement plus favorable aux droits anglais et nord-américain. Peut-être davantage que la puissance d’un pays, le facteur linguistique occupe une place prépondérante dans la diffusion d’une culture. Autrefois langue diplomatique, donc fort utilisé, le français perd chaque jour du terrain face à la langue anglaise. La plupart des conventions internationales sont désormais rédigées en anglais, qui est aussi la langue de travail de nombre d’entreprises de pays non anglophones. En Europe, en dépit de l’existence de onze langues officielles et de trois langues de travail, les publications les plus nombreuses sont en anglais. Pis, les documents pour les négociations avec les pays candidats à l’adhésion sont fournis en anglais uniquement, et le paragraphe 1 de l’article 5 des accords financiers pluriannuels entre la Commission et les pays candidats impose l’anglais dans toute communication entre l’exécutif européen et le pays signataire (6).

CONFLIT DE CULTURES

Dans son rapport (7), le Conseil d’État constate que la perte d’influence du droit français aux États-Unis s’explique par des raisons linguistiques : les deux premiers codes civils de l’État de Louisiane, datant de 1808 et 1825, étaient écrits en français, alors que celui de 1870 est exclusivement en anglais ; et c’est le concept de negligence de la Common Law qui a pris progressivement le pas sur la notion de faute, en raison de la culture de plus en plus anglo-saxonne des juges louisianais et du peu d’ouvrages de doctrine en français. Le manque de souplesse du droit romano-germanique est souvent l’argument avancé pour expliquer l’engouement que suscite la Common Law. Cette incapacité à se moderniser justifie, selon certains, le recours au contrat par les justiciables (8). Car le droit anglo-américain est perçu comme plus pragmatique : le contrat est un instrument autonome, qui fait la loi des parties sans réfé-rence à la jurisprudence ni aux codes ; la notion de trust, inconnue en droit français, permet de régler des questions qui, pour les Continentaux, relèvent du droit des régimes matrimoniaux, des successions ou du régime des incapables. Les décisions de justice françaises sont également montrées du doigt en raison de leur opacité. Le style des décisions de justice dans les systèmes de Common Law est vivant. Le juge explique dans un langage simple et clair son raisonnement juridique. Il décrit dans le détail les faits auxquels se réfère la décision, même lorsque ceux-ci n’ont pas donné lieu à un différend entre les parties. L’arrêt d’un tribunal de Common Law ressemble aux conclusions du commissaire du gouvernement devant le Conseil d’État ou à un article de doctrine (9). Pour Xavier Blanc-Jouvan, « il n’est guère contestable que la baisse d’influence de notre jurisprudence tient au moins en partie à l’absence de motivation explicite, pour ne pas dire à l’hermétisme, de certains arrêts émanant notamment de la juridiction suprême et aux difficultés qu’éprouvent les juristes étrangers à saisir la pensée des juges ; et l’on ne peut que constater, à cet égard, la supériorité du style judiciaire en vigueur dans les pays de Common Law » (10). L’effacement de l’État au profit d’organisations supranationales toujours plus nombreuses conduit à la privatisation du droit sous couvert d’autorégulation : les négociations collectives entre partenaires sociaux ou économiques sont fortement encouragées au détriment de l’intervention de l’État.

LE FRANCAIS FAIT DE LA RESISTANCE

Heureusement, la mondialisation ne se réduit pas aux échanges commerciaux et aux contrats conclus entre les entreprises. L’administration française l’a bien compris. Elle a pris conscience des enjeux d’une promotion internationale du droit français. Elle n’est pas la seule. Certains juges refusent la suprématie du droit anglo-saxon sur le territoire français et tentent d’exporter les concepts nationaux par-delà les frontières, quand le législateur fait preuve d’innovation en appréhendant de nouveaux sujets de droit. Si Bruxelles semble vouloir imposer aux Quinze la langue anglaise d’abord, les concepts de Common Law ensuite, elle se heurte parfois aux États et aux autres institutions de l’Union. Lors du lancement de la réforme du droit applicable à la promotion des ventes, Bruxelles, qui désirait supprimer l’interdiction de la revente à perte, a suscité l’opposition de la plupart des pays latins, qui ont finalement eu gain de cause. Quant au français, il a été choisi comme langue de travail interne unique par la Cour de justice et le Tribunal de première instance des Communautés. L’exportation des pratiques de certaines entreprises françaises lors de leur développement à l’étranger a contribué à celle du droit destiné à les régir. L’Espagne et l’Italie se sont dotées de dispositions prohibant l’abus de dépendance économique similaires au droit français, en réponse à l’installation dans ces pays de grandes enseignes de distribution hexagonales. Dans plusieurs domaines, la France est en avance sur d’autres États occidentaux. L’adoption de plusieurs « lois de bioéthique » en 1994 a permis à notre pays d’exercer une influence notable sur les textes négociés au niveau européen ou international (11). Les dispositions du droit français relatives à l’arbitrage ont inspiré la loi type de la CNUDCI sur l’arbitrage commercial international de 1985 et, partant, la législation de nombreux pays. L’installation en France de la cour d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale, et la jurisprudence de la cour d’appel de Paris qu’a induite cette implantation, fait de Paris une place arbitrale mondiale.

LES ORGANISATIONS INTERNATIONALES, LIEU DE SYNTHESE

Le droit de l’internet a donné lieu à un litige intéressant, qui a permis sinon d’exporter le droit français, du moins de le faire connaître. L’affaire Yahoo (12) a défrayé la chronique, parce qu’elle a impliqué la maison mère américaine d’une multinationale implantée dans de nombreux pays qui était poursuivie devant le tribunal de grande instance de Paris. Dans son ordonnance de référé, le juge Gomez a enjoint Yahoo Inc. de prendre toutes les mesures de nature à empêcher la consultation de son service de vente aux enchères basé outre-Atlantique par les internautes français. Le monde de l’internet s’était ému qu’un juge français puisse condamner une entreprise établie aux États-Unis et qui s’adresse principalement à des internautes américains. La plupart des commentateurs affirmèrent cependant que le fait de renoncer à appliquer les lois nationales à l’Internet reviendrait à reconnaître que la seule loi applicable sur la Toile est la lex americana et, plus précisément, la loi américaine relative à la liberté d’expression (13). C’est surtout au sein des organisations internationales que le droit romano-germanique en général, et français en particulier, peut jouer un grand rôle. Les tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda, ainsi que la Cour pénale internationale ont opéré une synthèse entre droit romano-germanique et Common Law : la CPI emprunte des éléments de sa procédure à la fois au système accusatoire anglo-saxon et à la procédure inquisitoire continentale. De même, les règles de procédure applicables par les panels de l’OMC, au départ plutôt marquées par des influences accusatoires, ont acquis, au fil des appels, un caractère inquisitoire, afin de préserver l’efficacité de la procédure. En dernier lieu, le rôle des avocats n’est pas à sous estimer. L’influence du droit anglo-saxon doit beaucoup à la présence des Big Five et des firmes anglaises et américaines dans le monde entier. La fragmentation des professions juridiques françaises ne leur permet pas de concurrencer efficacement ces grands réseaux multidisciplinaires étrangers et diminue leur représentativité. En dépit des actions de formation et de jumelage ou de l’existence d’associations d’avocats ou de juristes en Europe, il est difficile aux barreaux français de rivaliser avec une structure comme l’American Bar Association.

LE BON SENS DU CONSEIL D​‌’ETAT

Le débat, dans le monde globalisé, ne se réduit pas à la concurrence de deux grands systèmes de droit. Il existe bien des différences, dans la famille romano-germanique, entre les droits allemand et français, alors que le droit américain se démarque du droit anglais en recourant de plus en plus à la codification. Les instances internationales ou européennes sont autant de lieux où l’on assiste à un phénomène d’hybridation des systèmes de droit. Les États issus de la décolonisation et les pays de l’ancien bloc de l’Est constituent également un laboratoire pour cette hybridation (14). Dans son rapport, le Conseil d’État fait preuve de bon sens en suggérant, afin de le rendre matériellement accessible, de traduire le droit français. Car si la défense du français, comme langue de travail au sein des organisations et juridictions internationales aussi bien qu’au travers de la francophonie, représente une nécessité pour le rayonnement de notre droit, la traduction est une condition première pour qu’un système juridique soit connu et imité. Dans le même esprit, nul doute que la création d’un serveur juridique en libre accès sur internet (15) contribuera à la diffusion du droit français à l’étranger.

(1) L. Vogel, La Globalisation du droit des affaires : mythe ou réalité ? , éd. Panthéon-Assas, coll. Droit Global Law, 2002, p. 7. (2) Cité par G. Lefebvre, Napoléon, p. 443. (3) Conseil d’État, L’Influence internationale du droit français, 19 juin 2001. (4) Qui interdit à toute personne dans le monde d’effectuer des opérations pouvant avoir un rapport avec des biens américains nationalisés à Cuba. (5) Qui interdit à toute personne dans le monde d’effectuer un investissement supérieur à 40 milliards de dollars dans le secteur gazier et pétrolier en Iran et en Libye. (6) Disponibles sur le site de la Commission : http://europa.eu.int/comm/agriculture/external/enlarge/countries/ index_fr.htm (7) Op. cit. note 3. (8) L. Cohen-Tanugi, « I respectfully disagree », Le Débat, n°115, mai-août 2001, p. 55-57. (9) P. Dookhy, « Pour une francophonie juridique », Bulletin de l’Institut international de droit d’expression et d’inspiration françaises, 1999, n° 59, p. 19-24. (10) « La circulation du modèle juridique français en Amérique du Nord et en Grande-Bretagne », in La Circulation du modèle juridique français, Travaux de l’association Henri-Capitant, 1993, pp. 579-593. (11) Convention du Conseil de l’Europe du 4 avril 1997 sur les droits de l’homme et la biomédecine ; Déclaration universelle sur le génome humain adoptée par l’assemblée générale de l’Unesco le 11 novembre 1997 et par l’Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1998. (12) Ordonnance du juge des référés du tribunal de grande instance de Paris du 20 novembre 2000 et jugement déclaratoire du district court de Californie du Nord du 7 novembre 2001. (13) V. Sedallian, « Commentaire de l’affaire Yahoo. Une décision contre la liberté d’expression à l’américaine ? », Legalmedia.net, février 2001. (14) R. de Saint Marc, « Promotion du droit français », Le Débat, n°115, mai-août 2001, p. 65-68 (15) http://www.legifrance.gouv.fr

Par le cabinet Vogel & Vogel, avec la collaboration d​‌’Anne de Beaumont

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