Fidélité oblige - Numéro 340
01/12/2002
Ilec : Du service consommateur des années 70 au service client actuel, quelles sont les causes des mutations ? Yves Renoux (1) : Lancé par les États-Unis, dans les années 60, le concept de relation consommateur est apparu en France au cours des années 70, avec le consumérisme. Il a été perçu d’abord comme une menace par les industriels, une mise en cause de la société de consommation (affaires du talc Morhange, des eaux minérales... Le pouvoir des consommateurs, incarné par des associations ou institutions publiques comme l’UFC-Que choisir ou l’INC, s’est transformé en opportunité, générateur d’idées nouvelles pour renouveler l’offre de produits, le service et les méthodes commerciales. Nous comptions quinze services consommateurs dans les entreprises en 1976, trente en 1981 et six cents aujourd’hui. L’agroalimentaire (Lesieur, Évian…) est le premier secteur à avoir créé des services consommateurs. Aujourd’hui, toutes les activités sont concernées. Ilec : Le service-consommateur est-il un enfant de Mai 68 ? Y. R. : Assurément, mais contrairement à certaines idées reçues, le consumérisme n’a pas été imprégné par l’idéologie marxiste, selon laquelle la priorité n’est pas la consommation mais la production, lieu de « l’exploitation » des travailleurs. Ilec : Comment sommes-nous passés de la gestion des réclamations à la gestion des contacts ? Y. R. : Le service consommateur, première génération, a quatre fonctions : la gestion des réclamations, l’information et l’éducation du consommateur avec des outils pédagogiques, les liaisons avec les administrations, les journalistes et les organisations de consommateurs, et le rôle d’avocat des consommateurs pour faire évoluer l’offre et les services. C’est une véritable innovation destinée à faire face au mouvement contestataire qu’on ne pouvait alors traiter par les relations publiques. Durant les années 80, le consumérisme s’est assagi, l’environnement économique des entreprises a changé et de nouvelles techniques sont apparues pour que les relations, de conflictuelles, deviennent concertées. Le concept macroéconomique de consommateur-citoyen a laissé la place à celui, microéconomique, de client acheteur : la gestion de la qualité, la mesure de la satisfaction, la gestion de crise, les centres d’appels, participent de cette évolution vers une plus grande proximité. Avec la deuxième génération du service consommateur, le maître-mot est fidélisation. Internet permet une plus grande interactivité avec les clients et les partenaires. La fonction de porte-parole se substitue à celle d’avocat et les informations remontent désormais dans l’entreprise. Enfin, le consommateur, aujourd’hui avide de savoir et devenu professionnel de l’acte d’achat, s’est réconcilié avec l’entreprise en accordant un grand crédit à son travail d’information et à ses efforts visant à améliorer la qualité de ses produits. Ilec : L’entreprise doit-elle sous-traiter la gestion des contacts ? Y. R. : Tout dépend du volume d’activité, du nombre de contacts. Avec moins de dix mille contacts par an, la sous-traitance n’est pas nécessaire. Au-delà, il faut s’interroger sur les gains en termes de productivité, mais aussi sur la perte en qualité. Le problème se complique quand la sous-traitance s’accompagne d’une expatriation. On arrive à des situations paradoxales, comme celles où les consommateurs américains sont conseillés par des Philippins ! Quelle qualité de relation souhaite-t-on avec ses clients ? Un conseil en matière culinaire peut-il être donné à des consommateurs par une téléconseillère d’un autre continent ? En revanche, il est des domaines, comme l’informatique, où les conseils n’ont pas de patrie ! Ilec : L’entreprise ne prend-t-elle pas des risques ? Y. R. : Certainement. Depuis plusieurs décennies, les entreprises savent que toute campagne de communication qui reçoit cinq réclamations sur le même thème doit être immédiatement stoppée. L’entreprise ne risque-t-elle pas de retarder la prise de décision si son centre d’appels est délocalisé ? Combien de temps lui faut-il pour récupérer l’information ? Elle perd en réactivité ce qu’elle croit gagner en productivité. La proximité avec les téléconseillers permet de gérer la crise au plus vite. De surcroît, ce n’est pas tant le client que le consommateur qui réagit, et derrière lui des associations de consommateurs. Comment gérer un effet de masse sans être réactif ? Ilec : Comment les nouvelles techniques vont-elles modifier le marketing ? Y. R. : Depuis l’origine des services consommateurs, l’écoute est au cœur de la réussite des entreprises. Elles doivent savoir entendre et comprendre pour agir. Les demandes des clients sont des pépites à exploiter par le marketing, pour orienter différemment l’offre et l’enrichir de nouveaux produits et services. Bon nombre de directions générales apprécient cette prise directe avec le marché. Ilec : Le CRM est-il une révolution culturelle ou une manière d’enrichir les éditeurs de logiciels ? Y. R. : Les fonctions d’un service consommateurs, les nouvelles techniques et la fidélisation des clients sont les trois domaines de réflexion du CRM. Rien de nouveau sous le soleil ! Parler de « customer » est réducteur et dangereux, car les problèmes concernent davantage les consommateurs que les clients. Qu’entend-t-on par « relation » ? Suffit-il d’amener le pipe-line pour développer les contacts ? Une relation, c’est une prestation de service dont le succès dépend du contexte organisationnel et technologique, du comportement de ceux qui traitent les problèmes et des niveaux de compétences. L’informatique ne remplace pas le contact humain. Enfin, de quel management parle-t-on ? C’est tout à la fois le management du marketing, de la force de vente, de la recherche d’informations sur le marché, mais certainement pas le management d’une relation ! La définition du CRM est essentiellement technologique et témoigne de la mainmise des informaticiens. Méfions-nous de l’effet de mode du CRM. Ilec : Comment connaître et améliorer la valeur d’un client ? Y. R. : La bonne gestion des réclamations permet de conserver les clients. Mais l’information qui leur est donnée a été sous-estimée. Or elle est une façon de créer de la valeur pour le client, qui peut faire un usage optimal du produit qu’il a acheté. Sa satisfaction s’en trouve accrue. Il devient prescripteur et élargit ainsi la taille du marché de l’entreprise. Ilec : Comment passer de la satisfaction du consommateur à la fidélité ? Y. R. : La satisfaction est nécessaire mais pas suffisante, car c’est la norme pour toute entreprise. Pour peu que le consommateur soit sollicité par les sirènes de la concurrence, sa satisfaction ne sera pas un rempart à son infidélité. L’entreprise doit donc l’étonner, le surprendre, l’enchanter par la singularité de son offre et de sa relation. Ilec : Quelles sont les limites du CRM ? Doit-on craindre une atteinte à la vie privée des clients, la dépersonnalisation des contacts ? Y. R. : Le CRM prétend offrir aux entreprises une segmentation plus fine de leur clientèle grâce à une collecte très poussée d’informations. Non seulement la vie privée des gens l’est de moins en moins, mais on laisse sur le chemin des consommateurs jugés moins intéressants économiquement. Le lobby consommateur ne peut que réagir face à cette exclusion sociale des « petits » clients. Les clients riches ne sont pas obligatoirement les plus fidèles. (1) Maître de conférence honoraire, consultant, auteur de Le service consommateur, outil de l’excellence (médaille d’or de l’Académie des sciences commerciales, Éditions Chotard); créateur, en 1983, d’un diplôme de conseiller en consommation à l’université de Haute-Alsace.
Jean Watin-Augouard