Bulletins de l'Ilec

La vitesse de transport revue et corrigée - Numéro 341

01/02/2003

Au pied du mur ! Notre monde ne tourne plus rond, obnubilé par l’optimisme scientiste, sourd aux effets pervers du mode de développement productiviste. Au-delà de certains seuils critiques de développement, la société industrielle et ses institutions (médecine, école, communications, etc.), dont la vocation est d’améliorer la condition de vie des citoyens, deviennent des obstacles à cette finalité. « Il en est ainsi du transport qui immobilise ! », rappelle Jean-Pierre Dupuy (1) dans un de ses livres, Pour un catastrophisme éclairé (2). « L’alternative radicale aux transports actuels, ce ne sont pas des transports moins polluants, moins producteurs de gaz à effet de serre, moins bruyants et plus rapides ; c’est une réduction drastique de leur emprise sur notre vie quotidienne », tranche l’auteur. Brisons le cercle vicieux par lequel l’activité contribue à renforcer les conditions qui la rendent nécessaire. Il en est ainsi des transports, qui « créent des distances et des obstacles à la communication qu’eux seuls peuvent franchir ». Tous à vélo La démonstration est fondée sur le concept de contre-productivité. Se déplacer en voiture, consacrer du temps à son entretien, travailler pour obtenir les moyens de son acquisition…, selon Jean-Pierre Dupuy, un Français moyen consacre plus de quatre heures par jour à cet outil de locomotion. La division du nombre moyen de kilomètres parcourus par cette durée (« temps généralisé ») donne une vitesse « généralisée » de l’ordre de sept kilomètres à l’heure, légèrement plus grande que la marche à pied mais inférieure à la vitesse d’un vélo ! Recommandation de l’auteur : que ce Français moyen accomplisse tous ses déplacements à vélo, et il économisera du temps, de l’énergie et des ressources rares ! Aux clercs qui jugent cette préconisation absurde, Jean-Pierre Dupuy en appelle à la sagesse : « Est-il moins comique de travailler une bonne partie de son temps pour se payer les moyens de se rendre à son travail ? » Et de stigmatiser le « détour de production » : « Le temps passé à concevoir et à fabriquer des engins puissants prétendument capables de faire “gagner du temps” fait beaucoup plus qu’annuler le temps qu’ils économisent effectivement. » Situation pour le moins paradoxale, certaines productions, jugées superflues ou nuisibles, sont néanmoins justifiées par l’emploi qu’elles assurent. « La finalité de la société industrielle est bien de produire du détour de production, c’est-à-dire du travail », résume Jean-Pierre Dupuy. Hété-auto-nomie Toute valeur d’usage peut être produite de manière autonome ou hétéronome. Dans le premier cas, on peut apprendre seul, avoir un rapport à l’espace qu’on habite, avec des déplacements à faible vitesse. Dans le second, l’éducation est donnée par un professeur, le rapport à l’espace est instrumental : il s’agit de l’annuler avec des engins à moteur. Si le mode hétéronome n’est pas un mal en soi, il ne doit pas paralyser la production autonome. « Au risque, prévient Jean-Pierre Dupuy, d’être attaché à cela même qui nous détruit ! À trop vouloir dominer la nature par leurs outils, les hommes en deviennent les esclaves. » Maudite pomme ! J.W.A. (1) Professeur de philosophie sociale et politique à l’École polytechnique (Centre de recherche en épistémologie appliquée) et à l’université Stanford, membre du conseil d’éthique et de précaution de l’Inra. (2) Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Edition du Seuil, Paris, 2002, 219 p. De la concurrence bien comprise et de l’immobilisme par les transports Jean-Pierre Dupuy est un penseur des extrêmes : professeur de philosophie mais ingénieur général des mines (d’où sa prédilection pour la logique illustrée par son commentaire sur le résultat de notre élection présidentielle : il s’agit d’un choix non transitif, ce qui veut dire Chirac bat Le Pen qui bat Jospin qui bat Chirac) ; mathématicien et humaniste ; américanophile (il enseigne à Stanford), anglophone et… lusophone (version brésilienne) ; ingénieur mais défenseur de la nature ; logicien, économiste mais moraliste (il consacre son dernier ouvrage à la déconstruction de la pensée prétendue rationnelle, au nom de la vérité du mal attestée par les attentats du 11 septembre). L’inventaire pourrait continuer, plus inspiré, cependant, de Pic de la Mirandole que de Prévert. Les lecteurs intéressés sont invités à se reporter à ses ouvrages, dont il faut toutefois savoir que l’accès n’est pas nécessairement facile. Non content d’avoir introduit en France nombre de philosophes d’outre-Atlantique (c’est lui, par exemple, qui a popularisé la Théorie de la justice de John Rawls… avant que d’en devenir le critique le plus averti), il remet au goût du jour des penseurs oubliés avant l’heure. Ainsi Yvan Illich, récemment disparu, qui, tout autant que Jacques Ellul, avait questionné la société technique. Deux idées, enchâssées comme des perles dans ses derniers ouvrages, devraient aider les chefs d’entreprise à penser leur pratique. La première émerge dans Avions-nous oublié le mal ? Penser la politique après le 11 septembre (Bayard Centurion, « Temps d’une question », 2002). Elle concerne la concurrence. Revenant sur une démonstration d’Hannah Arendt, Jean-Pierre Dupuy développe l’idée que la concurrence est ce qui sépare, mais aussi ce qui unit. Ce qui est disputé est en même temps ce qui forme l’horizon commun. Une table met à distance les convives, mais elle les rassemble autour du repas partagé. L’affrontement naît d’une erreur de jugement, lorsque le moyen devient la fin, quand l’objet de la compétition perd sa nature d’enjeu, pour devenir obstacle entre adversaires dont l’antagonisme ne vient pas de la différence, mais de la ressemblance. Le meurtre du jumeau est fondateur dans la Bible, comme à Rome. Les tours jumelles devaient être abattues, parce que l’occident fascine, non pas parce qu’il repousse. Nous aurions sans doute à méditer sur la concurrence, entendue, à la suite de René Girard, comme affrontement gémellaire. La seconde idée est contenue dans Pour un catastrophisme éclairé. L’auteur part d’une méditation de Bergson, qui, à propos de la guerre de 14-18, se demande comment penser l’impensable, en vue de prévenir l’insupportable (le sacrifice d’une génération), lequel, une fois advenu, fait partie des évidences attestées par les faits. En l’espèce, l’impensable est la disparition, sinon de la vie, du moins de l’homme, incapable d’habiter une planète rendue par lui invivable. Impensable effet d’annonce (pourtant déjà prononcée par Hans Jonas dans le Principe responsabilité), mais prise de conscience nécessaire en vue d’éviter la débâcle. En quoi le catastrophisme éclairé serait la dernière chance de la modernité proclamée par… les Lumières. Dans sa recension des calamités certaines et pourtant cachées, Jean-Pierre Dupuy cite les instruments de transport, auxquels il adresse le reproche radical d’être le moyen le plus sale, le plus sûr et le plus coûteux pour la société de faire du surplace, en attendant la congestion finale.

Jean Watin-Augouard

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