Les valeurs de la marque comme vertus, ou des dons qui s’ignorent - Numéro 344
01/06/2003
La réassurance (sécurité, garantie) Le catéchisme de l’Église romaine énonce que les vertus humaines s’enracinent dans les vertus théologales, au nombre de trois : la foi, l’espérance et la charité. La garantie de la marque fonde la foi dans la sécurité du produit qui ouvre sur l’espérance, qui est l’au-delà de la confiance. Sécurité et garantie sont au monde ce que la foi et l’espérance sont à l’Esprit. Les dons de l’Esprit saint sont au nombre de sept, dont cinq fondent et nourrissent la réassurance. Ce sont la sagesse, l’intelligence, le conseil, la force et la science, les deux autres n’ont rien à y voir (la piété et la crainte de Dieu). Trois des quatre vertus cardinales, ou vertus humaines, conjuguent aussi des attributs que la marque ne peut ignorer. Ce sont : – la prudence (que la marque découvre, sous le terme de principe de précaution) ; – la justice (que la marque retrouve, sous le terme de commerce équitable) ; – la force (qui se traduit par la part de marché). Vertus et dons appartiennent ainsi à l’égal au vocabulaire de la marque, qui découvre même, avec l’enthousiasme du converti, celles qu’elle pensait encore, il y a peu, étrangères à son domaine : la prudence et la justice. Seule la quatrième vertu, la tempérance, semble encore rigoureusement étrangère à la marque. Encore qu’il soit légalement obligé de ne consommer certaines substances qu’avec modération. Signe des temps ? L’innovation (le progrès) L’Alliance brise le temps indifférent marqué par le statu quo entre les dieux et les hommes ou, pis, le temps de l’éternel retour (celui des Aztèques). Elle invente l’histoire qui prend la forme de l’élection et, avec le Christ, celle du salut, de la Parousie attendue. La philosophie chrétienne du temps orienté deviendra philosophie de l’histoire et utopie du progrès : celle de la Nouvelle Atlantide chez Bacon, de l’Esprit chez Hegel, de la main invisible chez Adam Smith, du prolétariat conquérant chez Marx..., autant d’avatars du temps chrétien orienté. La marque, étendard de l’économie de marché et porte-parole de l’innovation est le produit de l’histoire orientée, le moteur de l’intangible à l’œuvre dans les choses. Ces choses, si opaques à l’œil de Georges Perec et pourtant si humaines. Trop humaines sans doute, dépouillées par l’époque des attributs de l’Esprit. Le choix (la variété) Selon saint Paul, l’Église est le corps mystique du Christ, au sein de laquelle les fonctions sont réparties selon les grâces, comme elles le sont dans le corps entre les organes. Si l’Église des origines est multiple (Alexandrie, Antioche, Constantinople, Rome), l’interprétation paulinienne l’emporte. Après Constantin, il n’y a plus qu’une Église et son Empire (souvent en conflit d’ailleurs). Le prix à payer pour l’unification romaine de l’Église est la multiplication des schismes, dès les premiers temps (nestorianisme, arianisme, monophysisme). Le berceau oriental de la foi, affaibli, tombera comme un fruit mûr dans l’islam. La segmentation de l’offre religieuse va toutefois se manifester par la multiplication des ordres, qui assureront l’authenticité, la pureté, la variété du message (exemple : saint François revient à la pauvreté, puis les capucins à la pauvreté de saint François, etc.). Les Églises orthodoxes seront toujours autocéphales. Les Églises réunies (uniatisme) conservent leurs rites et leurs coutumes (mariage des prêtres). Les Églises réformées ont opté délibérément pour le cousu main. La segmentation et la concurrence sont, selon le sociologue Raymond Boudon, à l’origine de la vitalité de la religion chrétienne aux États-Unis (ne compte-t-on pas douze mille temples à Atlanta ! ), quand le monopole aurait ruiné les Églises en Europe. La marque a tout à gagner à méditer sur le déclin des Églises monopolistes d’Europe (en vertu du principe, « un souverain, une religion »), romaines ou réformées. L’histoire religieuse traduit le débat familier de la mercatique entre la pensée globale et l’agir local. L’attachement par la familiarité Paradoxalement, plus Dieu est puissant (islam) ou compliqué (le Christ homme-Dieu), plus il doit être rendu proche, simple, familier et accessible à l’ensemble de la communauté. C’est le travail de la foi du charbonnier qui se décline en intercessions, en pratiques, en langue populaire, en pédagogie. – Les intercessions. Ce sont les anges (rien de plus proche que l’ange gardien) et les saints (les prénoms, les saints patrons des corporations, des villes, des pays). L’intercession des saints a pour fonction de localiser l’universel (problème essentiel de la marque), d’expliciter la complexité (l’ordinateur est compliqué, mais il y a « Intel inside »), d’occuper partout l’espace-temps (à chaque temps et à chaque lieu correspondent un accompagnement, une référence, un symbole porté par un saint (Coca-Cola présent tout le temps, partout). – Les pratiques. Les rites ont pour effet de dire l’indicible et de mettre en correspondance la vie du monde et celle selon l’esprit (à l’Incarnation, qui est un mystère théologique, correspond le culte populaire de l’Enfant Jésus et de la crèche). Le but de la mercatique d’enseigne est de ritualiser la consommation. – Le langage populaire. Il faut écouter la Ronde des jurons de Georges Brassens, se reporter à la littérature arabe contemporaine, ou africaine, pour comprendre l’omniprésence de Dieu et des esprits dans le quotidien. L’association langagière aux pratiques du quotidien (à l’apéritif, « Pas d’eau sans Pernod », ou encore « ça va ? Je va, Juvamine ») fait partie des figures obligées de la communication de la marque. – L’enjeu de l’enfance. L’enseignement est un enjeu majeur, soit pour édifier (les religions), soit pour libérer (Condorcet), soit pour répéter l’oppression (Bourdieu). La pénétration de la marque à l’école est aussi – et pour les mêmes raisons – devenue un défi majeur où se conjuguent marché, idéologie et conscience. Le plaisir : quel hédonisme ? La représentation doloriste du christianisme fait partie de la vulgate de l’irréligiosité attestée par Nietzsche. Pourtant, rien n’est plus faux, tant à l’origine que lors du renouveau d’après le concile de Trente. À l’origine dominent les figures des deux grands rois : David, musicien et poète (à qui l’on prête l’écriture des psaumes), Salomon, le roi sage (à qui est prêté le Cantique des cantiques, un classique de la littérature érotique). Le renouveau : après la Réforme, le concile de Trente remet l’Église catholique en ordre de marche. Au dépouillement imposé par Luther et surtout Calvin, elle oppose le goût. C’est la profusion de l’art baroque. L’explosion du beau est la réponse esthétique à la Réforme. La morale chrétienne, au sens courant, est un épicurisme (contenir les passions) kantien (la référence à l’intention). Au sens radical, c’est un renversement des valeurs de ce monde défini par la conjonction de la christologie de saint Paul (dépassement de la Loi dans l’amour du Christ mort et ressuscité) et des Béatitudes (in Matthieu, V, 3). La marque n’a rien à retenir du Royaume des cieux, sauf à blasphémer (Benetton), technique de toute façon limitée par l’ignorance théologique ambiante. Elle doit en revanche réfléchir au type d’hédonisme promis : soit il s’établit, dans une perspective de relation à autrui (de religion, de charité), et alors il est limité par autrui (comme la liberté l’est dans la déclaration des droits de l’homme), soit il s’établit en soi et pour soi, et alors il s’expose au désenchantement (lassitude du moi), au solipsisme (« I can’t get no satisfaction ») ou à l’agressivité (« moi d’abord »). La communication de la marque fait apparaître les problèmes sous-jacents révélés par l’analyse théologique.