L’Espagne, terre d’élection du supermarché - Numéro 347
01/10/2003
Au moment où l’Europe va prochainement passer de quinze à vingt-cinq membres, comment se situe l’Espagne, sur le plan économique ?
Patrick de Saint Martin : En Europe, l’Espagne est un îlot de prospérité, comme en témoigne le taux de croissance de son PIB : 2,3 % en glissement annuel depuis le début de l’année. La consommation privée affiche elle aussi un taux de croissance plus qu’honorable, avec un rythme annuel de 3,1 % . Si l’on compare l’évolution du PIB par habitant des pays européens sur les quatre dernières années (1999-2002), l’Espagne est un des pays qui ont connu un taux de progression plus élevé (15,4 % ) que la moyenne européenne (12,7 % ). La morosité n’est pas de mise. Seule ombre au tableau : le vieillissement de la population, plus accentué qu’en France.
Quels sont les principaux caractères de la distribution espagnole ?
P. S. M. : L’Espagne a trois fois moins d’hypermarchés que la France. Le modèle dominant est le supermarché, qui connaît un succès croissant. Après avoir progressé de 1992 à 1995, la part des hypermarchés a sensiblement diminué. Le consommateur espagnol préfère nettement le commerce de proximité, représenté par le supermarché et le discompte. La densité de présence de l’enseigne Dia (groupe Carrefour) l’atteste. Grands et petits supermarchés ont gagné du terrain depuis dix ans : la part des grands, en vive progression, atteint près de 18 % en 2001, presque autant que celle des petits supermarchés, qui progressent eux aussi. En revanche, la part des magasins traditionnels (moins de 100 m2) a baissé de manière significative. Soulignons également que, parmi les cinq premiers grands acteurs, trois sont espagnols (El Corte Inglés, Eroski et Mercadona) et deux sont français (Carrefour et Al Campo/Auchan). Avec ses trois enseignes (Carrefour, Champion et Dia), le groupe Carrefour pèse autant que Mercadona et Eroski réunis.
Comment le commerce espagnol s’est-il converti à la distribution moderne ?
P. S. M. : Il s’est converti avec un décalage qui tend à se réduire par rapport à la France. La France accueille le libre-service en 1948, l’hypermarché en 1963, le discompte (type Ed) en 1975 et le maxidiscompte (Aldi) en 1988. L’Espagne les introduit respectivement en 1960, 1973, 1981 et 1993. La distribution espagnole s’adapte très vite aux changements grâce à la présence, précoce, de la distribution française et à son influence : les Docks de France achètent Sabeco en 1970, Carrefour s’implante en 1973, Promodès en 1976, Auchan en 1981, Comptoirs modernes en 1988, Intermarché en 1989 et Leclerc en 1992. Après l’impulsion donnée par les grands groupes français, d’autres distributeurs étrangers viennent planter leur drapeau, comme Ahold et Laurus dans le créneau du supermarché, Lidl (en 1994), Tengelmann (en 1994 avec l’enseigne Plus) et Aldi (en 2002) dans celui du maxidiscompte. La concentration n’épargne pas l’Espagne : on dénombre neuf distributeurs étrangers en 2003, au lieu de douze en 2000. A chaque nationalité correspond un type de commerce : l’hypermarché pour la France, le supermarché pour les Pays-Bas et le maxidiscompte pour les Allemands. Reste que, contrairement à d’autres pays comme la Pologne, où parmi les dix premiers distributeurs alimentaires aucun n’est polonais, la distribution autochtone résiste et affiche de belles performances dans le circuit du supermarché, avec Mercadona (722 magasins), Eroski (829) et Caprabo (498).
Les distributeurs français ne risquent-ils pas de voir leur part de marché diminuer s’ils n’investissent pas davantage dans le supermarché ?
P. S. M. : Le risque ne doit pas être occulté. D’où les objectifs actuels de Sabeco pour Auchan, et de Champion pour Carrefour, même si ce dernier est bien placé avec Dia. Mais les Espagnols ont une longueur d’avance. Ajoutons que le développement est freiné par la législation en matière d’urbanisme commercial, la Ley del comercio, très protectionniste, le dernier mot revenant aux communautés régionales ou aux provinces. Le gouvernement espagnol engage aujourd’hui une réflexion sur l’assouplissement de certaines règles, arguant du fait que les distributeurs en place bénéficient d’une rente de situation, ce qui réduit la concurrence, d’après une étude du Tribunal de défense de la concurrence. De plus, les autorisations d’ouverture sont données plus facilement aux groupes espagnols, ce qui contraint les groupes étrangers à recourir à la croissance externe : en 2003, Dia a acheté 32 magasins au groupe espagnol El Arbol. Ne pouvant atteindre rapidement la taille critique au niveau des achats, Intermarché s’est allié, cette année, avec Eroski. Quant à Leclerc, ses six hypermarchés font pâle figure. De manière générale, les distributeurs intégrés français réussissent mieux que les indépendants. Champion de la croissance, Mercadona, de son côté, ouvre cent supermarchés par an ! Et Caprabo ambitionne de devenir le numéro un espagnol des supermarchés de proximité. Acteur régional, surtout implanté en Catalogne et dans le nord-est de l’Espagne, Caprabo est devenu, grâce à ses acquisitions (les chaînes Alonso, Nekea et Enaco), un groupe national présent dans douze des dix-sept communautés autonomes espagnoles. Il vient d’acquérir la chaîne Alcosto qui lui apporte soixante-six supermarchés supplémentaires.
Le commerce espagnol est-il toujours dans la situation d’un élève vis-à-vis de la France ?
P. S. M. : Si la France a beaucoup apporté à l’Espagne, l’Hexagone bénéficie aujourd’hui des expériences hispaniques. Carrefour a d’abord lancé en Espagne la marque « 1 » (« les prix les moins chers du marché ») dans l’alimentaire, le DPH et les produits techniques, avant de l’introduire, en juin 2003, en France. Le groupe opère, avec cette gamme, une standardisation européenne de l’offre de premiers prix. Notre pays bénéfice d’une autre expérience espagnole : le concept Dia, dupliqué chez Ed. L’Europe du commerce devient transversale : l’équivalent espagnol de Reflets de France s’appelle De Nuesta Tierra. Cet échange de savoir-faire est bénéfique pour les deux parties et contribue à constituer une culture commune internationalisée.
La distribution espagnole s’est-elle exportée ?
P.S.M. : Sa présence à l’international est très marginale. Citons un cash and carry en Roumanie, sous l’enseigne Enaco, et l’alliance Eroski/Carrefour dans le sud de la France, à travers une filiale commune, Altis. Il aura fallu attendre 2001 pour que le groupe El Corte Inglés s’implante au Portugal. Classement des distributeurs selon leur CA 2002 en Espagne (Retrouvez le tableau relatif à cet article dans la version intégrale du Bulletin "en téléchargement")
Ventilation du parc commercial par type de magasins
(Retrouvez le tableau relatif à cet article dans la version intégrale du Bulletin "en téléchargement")
Propos reccueillis par Jean Watin Augouard