Le monde n’est pas une marchandise - Numéro 348
01/11/2003
Quel est le lien entre vos ouvrages qui vous a amené à mettre la consommation au centre de votre réflexion ? Gilles Lipovetsky : Ma réflexion sur la mode et les femmes (La Troisième Femme, 1997) m’a porté à aborder la question du luxe (Le Luxe éternel, en collaboration avec Elyette Roux, 2003). En fait, depuis L’ère du vide (1983), je décrypte le sens de la société de consommation, la promotion du paradigme « consommatif » dans les sociétés développées. Le luxe en est une des expressions. Mes travaux tentent d’analyser les figures de l’hyperindividualisme contemporain au travers des pratiques et des comportements de la vie quotidienne, souvent méprisés par les philosophes. Deuxième raison, plus factuelle : mes conférences données à la chaire de luxe LVMH à l’Essec depuis une dizaine d’années, mais également à bon nombre d’industriels, m’ont sensibilisé à cette problématique. Avant d’aborder la grande consommation, attardons-nous sur le cas du luxe : selon vous, le « superflu » n’est pas le propre des civilisations développées… G. L. : Nous vivons sur un acquis du XIXe siècle, de type matérialiste et évolutionniste, selon lequel le luxe ne serait apparu qu’avec l’essor des techniques, les surplus économiques et la division de la société en classes, quand l’ère paléolithique était jugée misérable parce que centrée sur la notion de survie et sans place donnée au superflu. De récents travaux d’anthropologues renversent cette idée reçue en mettant en évidence la naissance de la première société de consommation chez les chasseurs-cueilleurs. Sa particularité est d’être une société sans anxiété de la rareté. C’est donc une société d’abondance marquée par des pratiques de prodigalité dans les fêtes, prototypes de l’éthos primitif du luxe. Aussi peut-on dire que le luxe est une pratique consubstantielle au fait humain et social. Il n’est pas de civilisation sans fête, donc sans luxe. Reste que le luxe d’alors relevait davantage du domaine de l’esprit que de celui de l’objet, les populations étant nomades. Il demeure que le concept de prodigalité est éternel, qu’il est totalement étranger au superflu, car les formes primitives du luxe sont inséparables du religieux. Notre conception historique du luxe est par trop matérialiste : la religion est une des raisons de l’émergence du luxe, comme l’atteste la symbolique du carnaval où l’on commence par dépenser pour que l’abondance soit possible. Le luxe ne correspondrait plus à un statut social et ne serait plus le signe de la réussite, mais l’expression d’un plaisir individuel. Est-il emblématique de la consommation ? G. L. : Nous sommes entrés dans l’âge de l’individualisation du luxe, qui marque une inflexion, et non une rupture comme on le pense trop souvent, avec la logique de distinction sociale théorisée par Veblen et reprise par Bourdieu. La logique distinctive, élitiste, ostentatoire, ressort du luxe, n’a pas disparu, mais elle s’est intériorisée. Désormais, ce qui importe, ce n’est plus de défier mais de se faire plaisir. La jouissance est intérieure. On achète des marques de luxe non plus en raison d’une pression sociale mais en fonction des moments et des envies. Aujourd’hui, la consommation de luxe s’étend à des comportements aux antipodes de la logique distinctive, tels ceux liés aux loisirs, à la quête du bien-être et des produits de qualité, où le regard d’autrui a moins d’importance. Témoignage du nouvel âge du luxe, émotionnel et expérientiel : Denis Tito, milliardaire américain et premier touriste spatial de l’histoire, a dépensé plus de vingt-deux millions d’euros pour une semaine dans la navette spatiale ! Le luxe devient également sécuritaire. A l’escalade de la pompe et du décorum succèdent la surenchère des équipements de contrôle et de surveillance, l’obsession sécuritaire et sanitaire. De plus en plus, le haut niveau de sécurité, comme l’atteste le discours des constructeurs automobiles, devient un argument majeur de l’offre. De même que nous sommes entrés dans une période « hypermoderne » du luxe, nous serions dans un nouvel âge – le troisième – de la société de consommation, que vous appelez « société d’hyperconsommation ». Quelles en sont les caractéristiques ? G. L. : Si l’expression « société de consommation » apparaît pour la première fois dans les années 1920, le cycle I de l’ère de la consommation de masse commence autour des années 1880 et s’achève avec la Seconde Guerre mondiale. Elle a transformé le client traditionnel en un consommateur moderne, un consommateur de marques à éduquer et à séduire, notamment par la publicité. Cette phase a inventé la consommation-séduction, la consommation distraction. C’est autour de 1950 que s’ouvre le cycle II, identifié aux Trente Glorieuses et à la société d’abondance. Au marketing de masse succèdent des stratégies de segmentation centrées sur l’âge et les facteurs socioculturels. Depuis les années 1980, nous sommes entrés dans le cycle III qui se singularise par une hypersegmentation des produits, une individualisation des comportements et une consommation qui touche toutes les classes d’âges, de 7 à 77 ans et plus ! Comment ont évolué les pratiques du consommateur, que vous appelez aujourd’hui « du troisième type » ou « turboconsommateur » ? Quelles sont ses motivations ? La consommation « pour soi » a supplanté la consommation « pour l’autre » : l’ « être » supplanterait-il le « paraître » ? La pression sociale se serait-elle évanouie ? Consommer ne signifirait donc plus « se distinguer » ? G. L. : On peut définir la société d’hyperconsommation par quatre grands traits. Le premier décrit le passage d’une consommation principalement statutaire, démonstrative et fondée sur la logique de différenciation sociale, à une consommation expérientielle et émotionnelle où la valeur d’usage des produits prime la valeur de prestige, où les objets « à vivre » sont préférés aux objets « à exhiber », comme l’attestent deux exemples parmi d’autres : d’une part le rapport à la maison, et la consommation liée à l’espace domestique, et d’autre part les dépenses de santé. La personnalisation et l’individualisation du « chez soi » est une illustration très forte de la consommation de type expérientielle : on se sent bien en fonction de ses propres goûts et non en fonction du regard d’autrui. Le deuxième exemple rend encore plus caduque la consommation de caractère démonstrative, analysée par Baudrillard : de plus en plus de secteurs sont annexés par la santé, le bien-être et le thème de la jeunesse. L’hypertrophie de la consommation sanitaire n’a rien de statutaire. Deuxième grand trait de la société d’hyperconsommation : l’érosion des anciens encadrements de classes. La consommation fut longtemps régie par des normes de groupe : la classe ouvrière consommait d’une manière, la bourgeoisie d’une autre. Si nous n’observons pas d’homogénéisation, néanmoins les comportements deviennent moins encadrés, moins régulés. La consommation s’agence de plus en plus en fonction de fins et de critères individuels. C’est pourquoi je parle de « turboconsommateur », clin d’œil au « turbocapitalisme » (Edward Luttwak, Le Turbo-capitalisme, 1999) qui montre que le « néocapitalisme » a fait sauter les verrous des anciennes formes de régulation de la société libérale. Le comportement d’achat du consommateur n’est plus fondé sur des régulations collectives mais sur des arbitrages personnels. D’où l’avènement d’un consommateur volatile, zappeur, nomade, infidèle, qui par exemple s’habille aussi bien chez Zara que chez Gucci. Troisième trait : l’avènement de la consommation-monde. Les sphères non économiques, non marchandes – la famille, le syndicalisme, l’école, la politique, la religion, etc. –, sont investies par l’ethos de la consommation, par le calcul individualiste des coûts et des bénéfices. Dernier grand trait : la résistance culturelle à la consommation a disparu puisque nous sommes tous socialisés, éduqués à la consommation. Il n’y a donc plus de culture antinomienne à la consommation, plus de frein culturel ou institutionnel. La religion, elle-même, n’oppose plus un discours ascétique et puritain à la consommation. Les mouvements « antimondialisation » ne peuvent-ils pas s’apparenter à des mouvements de résistance ? G. L. : Je ne le pense pas. Leurs critiques portent davantage sur la régulation ou la dérégulation du capitalisme que sur la consommation. Ils n’offrent aucune idéologie de rechange et restent marginaux. La dénonciation de la consommation n’est qu’un stéréotype. Les modèles de « simplicité volontaire », nés aux Etats-Unis, et souvent cités comme contre-exemples, ne tournent pas pour autant le dos à la consommation. Ils arbitrent simplement les choix. Comment expliquer la coexistence de l’individualisme et du conformisme de groupe, de l’aspiration à davantage de liberté et de la « tribu d’appartenance » ? G. L. : Si les régulations collectives ont perdu de leur force, les pressions collectives, elles, perdurent. Les pressions ne viennent plus des classes sociales mais des normes comme la mobilité, la santé, la jeunesse… Dans le cas des jeunes, le groupe exerce encore un poids déterminant dans les arbitrages de consommation. La consommation est ici très conformiste et vient, apparemment, invalider le modèle de la consommation individualiste. Appparemment, car les jeunes s’émancipent vis-à-vis de leur famille et expriment ainsi un comportement individualiste à travers un véritable culte pour les marques. Comment expliquer ce culte ? G. L. : J’avance comme hypothèse la conséquence de la pénétration de l’idéal démocratique dans nos sociétés. Jadis, le costume signait l’appartenance sociale. Aujourd’hui, les jeunes veulent une reconnaissance de dignité et d’égalité et non de statut. Par les marques, ils veulent dire : « je ne suis pas moins que les autres » et non pas « je suis plus que les autres ». La logique de la mode n’est plus fondée sur la hiérarchie mais sur la balkanisation, la « tribu d’appartenance ». C’est la peur du mépris et du rejet blessant des autres qui active la nouvelle obsession des marques. Dans cette « société d’hyperconsommation », la marque a-t-elle un nouveau rôle à jouer ? G. L. : A mesure que le consommateur se montre moins obsédé par l’image qu’il offre à l’autre, ses décisions d’achat sont davantage tributaires de la dimension imaginaire des marques. Elles sont également justifiées par la logique d’anxiété : anxiété chez les jeunes de ne pas être à la hauteur, de ne pas être reconnus par leurs pairs, anxiété alimentaire qui se traduit par le besoin de produits authentiques, bio ou de terroirs. Face à la multiplication des normes, la marque sécurise et devient plus que jamais repère. Le développement durable ne rend-il pas cette mise en confiance encore plus pertinente ? G. L. : Absolument, et cette confiance se place au niveau de la morale. La consommation dite citoyenne s’exprime au travers de la marque qui garantit que les produits sont conformes aux idéaux éthiques. La marque permet, ici, une création identitaire : le consommateur dit qui il est, affiche ses priorités morales. Le consommateur, expert, serait-il aujourd’hui moins « manipulé » et l’aurait-il été un jour comme le prétendent certains ? G. L. : Le terme « manipulation » ne peut être appliqué à la consommation marchande. Selon l’expression consacrée, « on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif ». Un consommateur, trompé ou déçu à son premier achat, ne le réitérera pas. Excepté les fashion victims et les problèmes d’addiction, le procès fait à la consommation au nom de la manipulation témoigne de l’incompréhension de nos intellectuels à l’égard d’un phénomène qu’ils méprisent. Au reste, le consommateur, aujourd’hui infidèle, est tout sauf manipulé, puisque le goût du changement devient une valeur en soi. De plus, la consommation ne concerne que des objets, somme toute secondaires dans notre existence. Enfin, la manipulation implique la ruse, alors que la publicité dit ouvertement ce qu’elle est, à savoir un instrument de séduction. Soulignons enfin que l’hyperconsommation a contribué à la désaffection des appareils politiques et syndicaux traditionnels et de tout ce qui est institutionnel, de manière générale, preuve que le consommateur n’est pas manipulé ! Le vrai problème est ailleurs. L’univers de la consommation a totalement transformé les modes de vie et d’éducation, le rapport à la religion et, dans ce nouveau contexte, les individus ont perdu leur capacité de résistance, leur force intérieure, morale et psychologique. D’où ce qui accompagne l’hyperconsommation, à savoir la dépression, l’anxiété et les troubles psychopathologiques. Quelles sont les limites à l’élargissement de la marchandisation des modes de vie ? Allons-nous vers un « totalitarisme marchand » ? G. L. : C’est aussi un sujet tarte à la crème contre lequel je me bats. Selon cette thèse le consommateur ne penserait plus qu’à acheter, n’aurait plus aucune empathie, aucune vie affective. Or les faits infirment cette thèse, car plus la consommation explose et plus les associations se multiplient, accueillant moult bénévoles, aujourd’hui proportionnellement plus nombreux dans la population qu’en 1900. La dimension humanitaire est plus importante qu’hier, alors même que les consommateurs se ruent dans les centres commerciaux. Le paradigme moral s’est très largement étendu, comme en témoignent les combats contre la corruption et le racisme, l’aide humanitaire. Vieillissement démographique oblige, les gens vont devoir donner du sens à leur temps libre. Le rapport aux autres est loin d’être mort, comme l’atteste le modèle amoureux qui échappe au processus marchand. L’amour, comme valeur, loin de décliner, continue d’être placé sur un piédestal. Le monde n’est donc pas totalement « marchandisable » !
Propos reccueillis par Jean Watin-Augouard