Le territoire, point de passage obligé - Numéro 351
01/03/2004
Vous avez été, en 1997, l’initiateur des premières Assises régionales de l’intelligence économique, à Caen. Quelles étaient vos motivations ? Rémy Pautrat : J’ai été impliqué, il y a dix ans, dans la première expérience nationale d’intelligence économique quand fut créé, à la suite du rapport Martre, et à l’initiative du Premier ministre Edouard Balladur, le Comité pour la compétitivité et la sécurité économique (CCSE). Les querelles de pouvoir et de territoire ont eu raison de ce comité, et le système a volé en éclats. Nous étions alors quelques-uns dans le corps préfectoral à penser que la démarche d’intelligence économique devrait se bâtir à partir du niveau non plus national mais territorial, là où il existe une connivence entre les acteurs du développement, élus, entreprises, préfets, administrations, associations socio-professionnelles. Il est plus facile, à cet échelon, de mobiliser les énergies autour de projets communs. Aussi, lors de ce colloque organisé à Caen, je soulignais la nécessité de sensibiliser et de former les entreprises, les élus et les fonctionnaires à la gestion stratégique de l’information au profit du développement économique. Quels ont été vos premiers projets ? R. P. : C’est en Essonne qu’une première démarche, associant la chambre de commerce et d’industrie, le conseil général, le préfet et les entreprises, a donné naissance au génopole d’Evry, inauguré il y a deux ans. Nous avons également créé avec l’Adit un portail électronique pour les entreprises, devenu aujourd’hui la référence nationale pour les chambres de commerce et d’industrie. Avec le président du conseil régional de Basse-Normandie, René Garrec, et le RDT (Réseau Développement Technologique), nous avons mis en place un schéma régional d’intelligence économique en partenariat avec les entreprises et l’agence de l’Adit à Caen. Quatre axes de travail ont été définis : sensibilisation et formation, avec la création d’un club de l’intelligence économique de l’Ouest et d’un portail ; création d’un réseau entreprises-état et interentreprises ; identification des techniques clés pour anticiper les développements et accompagnement des entreprises dans leurs mutations ; enfin, promotion du rayonnement national et international de la région, qui souffrait d’un déficit d’image. J’ai souhaité continuer dans le Nord-Pas-de-Calais, où un « Comité pour le développement de l’intelligence économique et stratégique » a été créé, présidé par un chef d’entreprise. J’ai été très marqué par l’ampleur des sinistres économiques et sociaux qui ont affecté cette région. L’anticipation me semblait être indispensable pour prévenir, autant que possible, d’autres épreuves. C’est pour développer cette culture d’anticipation dans le corps préfectoral que Nicolas Sarkozy a récemment décidé d’expérimenter une démarche territoriale d’intelligence économique dans cinq régions, à laquelle Alain Lambert, ministre du Budget, a demandé récemment à être associé par nos services. Quels sont les axes de cette démarche territoriale ? R. P. : Les expérimentations se déroulent en Alsace, en Aquitaine, en Ile-de-France, en Midi-Pyrénées et en Paca. L’intelligence économique territoriale comporte deux volets. Les préfets s’efforceront de créer, en partenariat, les conditions d’une diffusion des fondamentaux par des sessions de formation et de sensibilisation auprès des PME, qui constituent l’essentiel du tissu économique français et qui ont de vrais besoins. Ils ont également reçu mission de préparer, avec l’appui de l’Adit, un ou deux projets pilotes pouvant être mis en place rapidement, d’ici à juin 2005, de façon à obtenir à brève échéance des résultats tangibles et probants. Les acteurs partenaires de ces opérations seront d’autant mieux mobilisés que les échéances seront courtes. La meilleure propagande, c’est l’exemple concret qui a réussi, et c’est grâce à l’expérimentation qu’une complicité active entre les acteurs économiques peut naître. Enfin, le ministère de l’Intérieur a mis à la disposition de l’Adit deux sous-préfets pour aider à la réalisation de ces projets, et je suis moi-même détaché auprès de cette entreprise publique. Quels sont les projets proposés ? R. P. : Le préfet de la région Alsace a le projet de créer un pôle à vocation européenne centré autour de l’industrie médicale. Celui de la région Aquitaine travaille sur deux thèmes : un observatoire international du vin, et un projet, en partenariat avec Midi-Pyrénées, sur la sécurité et la sous-traitance dans l’aéronautique. Midi-Pyrénées propose un pôle sur les biotechnologies, et la région Paca un pôle sud-européen sur la prévention et la gestion des « risques naturels technologiques ». Enfin, la région Ile-de-France a retenu deux thèmes : des écoles de projets, entrepreneuriales, pour la haute technologie, et un projet de promotion internationale de ce pôle d’excellence qu’est le plateau de Saclay-Massy. D’autres régions seront sans doute candidates à ces expérimentations. Les nouveaux pouvoirs donnés aux régions et aux départements le 1er janvier 2005 participent-ils de cette expérimentation territoriale ? R. P. : Cela les facilitera. Puisque les régions recevront de nouvelles compétences en matière de développement économique et qu’elles auront à se pourvoir d’outils d’anticipation. Rien de tel que d’être présent en proximité pour l’accompagnement quotidien des entreprises. Mais l’état doit lui aussi être sur le terrain, non seulement comme accompagnateur mais en anticipateur pour identifier les besoins, aider à définir les stratégies et rassembler les énergies. Comment former des spécialistes à l’intelligence économique et faire qu’elle soit, comme le souhaite le rapport Carayon, « l’affaire de tous » ? R. P. : Le rapport Carayon a bien mis en évidence notre goût pour le secret et le cloisonnement, la conception élitiste de la circulation de l’information, dont il faut nous affranchir, car ce modèle est ruineux. D’où la nécessaire formation à l’école pour éveiller les élèves à l’économie de la connaissance, à l’esprit de réseau, à la formation à de nouveaux métiers. Il faut aussi former les décideurs, chefs d’entreprise, fonctionnaires, universitaires, etc. Beaucoup va se jouer autour de la maîtrise des flux de l’information et de leur interprétation. L’information est une matière première qu’il faut apprendre à gérer collectivement. L’intelligence économique, c’est un outil d’aide à la décision, avec lequel il est souhaitable de se familiariser dès que possible. L’intelligence économique n’impose-t-elle pas une réforme de l’état ? R. P. : De fait, la fonction de centralité que l’état a longtemps exercée est mise en question de toutes parts. Nous devons nous poser la question de la valeur ajoutée de l’état. Comment peut-il être perçu autrement que sous l’angle du contrôle et de la sanction ? Incitateur, fédérateur, éclaireur, l’état stratège et non plus tutélaire doit être un veilleur de l’avant qui mobilise les énergies. Nous assistons à un renversement de culture : l’administration prend conscience qu’elle n’est plus le dépositaire exclusif de l’intérêt général, mais qu’elle doit être un partenaire du développement à travers la diffusion des informations qu’elle détient et qui sont utiles aux entreprises. Elle aussi a le devoir de contribuer au succès de l’équipe France, en réformant ses méthodes de travail. Quelle est, compte tenu de votre longue expérience, votre définition du concept d’intelligence économique ? R. P. : Je n’ai pas de définition, il y en a déjà beaucoup ! Une phrase me reste à l’esprit, celle du général McArthur : « Toutes les batailles perdues se résument en deux mots : trop tard. » Je crois qu’il faut avoir toujours au moins un coup d’avance. Le but de l’intelligence économique, c’est d’abord de mobiliser, d’organiser, de coordonner nos savoir-faire et nos connaissances pour en tirer un avantage économique. Elle est un triple levier : d’abord de performance économique. Si aujourd’hui une entreprise n’est pas capable d’intégrer dans sa stratégie la maîtrise de l’information, elle est vouée à disparaître. C’est aussi un levier de réforme de l’état. En mutualisant l’information dont elle dispose au profit de l’activité économique, l’administration transforme son image, de même que la culture des fonctionnaires, qui prennent conscience de la valeur ajoutée de l’information qu’ils mettent à la disposition de la collectivité tout entière. Enfin, l’intelligence économique est un levier de développement territorial : en créant des réseaux locaux de compétitivité qui rassemblent de nombreux acteurs, autour de projets bien identifiés, on stimule les dynamiques territoriales. Nous devons apprendre à passer d’une société de hiérarchies à une société de réseaux, pour être intelligents et réussir ensemble. Les Grecs avaient cette maxime : « Les dieux n’ont pas révélé aux hommes toutes choses dès le commencement, mais en cherchant, ceux-ci trouvent, avec le temps, ce qui est le meilleur. » En intelligence économique, nous avons longtemps cherché. Tout a été dit et écrit, et les enjeux sont désormais connus. Le temps est venu d’agir. Vite et fort. Cela devrait être une grande ambition nationale qui nous engage tous.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard