Le chaos ou la décroissance ? - Numéro 353
01/05/2004
Depuis 1999, vous éditez la revue annuelle Casseurs de pub. Quelles sont les raisons qui ont présidé à sa naissance ? Vincent Cheynet : La revue est née d’un constat : la critique de la société de consommation n’était plus accessible au grand public. Aujourd’hui, cette critique renvoie à des images éculées, mais elle est plus que jamais nécessaire. La société de consommation n’est plus appréhendée comme un moyen mais comme la finalité de la société. Consommer toujours plus devient l’obsession cardinale. La société de consommation est mortifère : elle réduit l’humain à une seule dimension : celle de consommateur. Elle nie nos dimensions politique, culturelle, philosophique, poétique ou spirituelle. Nos valeurs sont inversées : nous profanons le sacré et nous sacralisons le profane. Les valeurs d’amitié, d’amour, de partage, sont utilisées dans le but de faire consommer. A contrario, tout ce qui est de l’ordre du profane - l’argent, la technique, la consommation – est sacralisé. Notre « revue de l’environnement mental » entend donc éveiller ou réveiller les consciences, galvaniser la résistance contre tous ceux qui tendent à détruire la nature, la beauté, la liberté, à conditionner nos idées, à réduire nos vie à celle de consommateurs. Parallèlement à notre revue, notre lettre d’information destinée aux abonnés s’est transformée en journal bimestriel avec pour titre la Décroissance, le journal de la joie de vivre. Comment vous définissez-vous par rapport aux mouvements écologistes, les Verts, les altermondialistes et les autres : le Rap (Résistance à l’agression publicitaire), Paysages de France, la Meute, Agir pour l’environnement ? V. C. : Nous sommes issus du mouvement écologiste, mais nous l’avons dépassé, car il n’offre plus aujourd’hui que des solutions techniques, quand la problématique demeure philosophique et politique. Notre discours écologique est radical, mais non extrémiste : nous allons à la racine des problèmes. Il en est ainsi de l’économie de croissance, véritable aberration car il n’y a pas de croissance infinie dans un monde limité. Si nous ne remettons pas en cause notre modèle de croissance, nous allons faire imploser notre éco-système. Le terme altermondialiste ne convient pas, car ce qui nous préoccupe, ce n’est pas un autre monde, avec la promesse de lendemains qui chantent, c’est de transformer le monde dans lequel nous vivons. Dans ce monde, il y a, en particulier, des marques. Vous préconisez, tous les ans, la « rentrée sans marque ». Selon vous, « chaque homme qui accepte une marque montre qu’il en accepte la tyrannie. Ainsi il la propage. Chaque homme arborant une marque se tient dans la servitude volontaire ». Ce jugement n’est-il pas un peu excessif ? V. C. : L’idéologie dominante, aujourd’hui véhiculée par la publicité, nous demande d’avoir honte de notre culture et de l’abandonner au profit d’une identité de substitution. La marque devient un substitut d’identité pour individu en carence : dans les pays dits maladroitement « en voie de développement », les costumes locaux sont abandonnés au profit de vêtements occidentaux, les coutumes alimentaires délaissées pour des marques mondiales. La nouvelle culture est une anticulture marchande. Nous profanons le sacré. Pouvez-vous citer quelques marques qui échappent à vos critiques ? N’êtes-vous pas fidèle à certaines marques de votre enfance ? V. C. : Ce n’est pas tant un problème de marque que de soumission idéologique à la marque. L’individu ne trouve plus en lui-même les réponses pour exister en tant que tel. Il n’est que par les marques, qu’il affiche de manière ostentatoire. Au regard du phénomène de tribu chez les jeunes, l’identification à travers la marque et le logo est moins pertinente chez les adultes… V. C. : Bien au contraire ! Vous avez des individus Mercedes, Louis Vuitton, etc. Existe-t-il néanmoins de bonnes marques ? V. C. : Il est vrai qu’il existe des marques synonymes de qualité, qui se sont développées selon des critères sociaux et écologiques convenables. Elles relèvent souvent de l’économie locale, riche d’artisans. Vous appelez à une « décroissance soutenable », pour éviter le chaos. Pour entrer en résistance par la décroissance, pour se libérer de la culture marchande et de la société de consommation, vous préconisez de se libérer de la télévision, du téléphone portable, de l’automobile, de refuser l’avion, de boycotter la grande distribution, de produire et consommer local. N’y a-t-il pas là un risque de chaos ? V. C. : Prenons l’exemple du pétrole, dont le baril atteint aujourd’hui 40 dollars et dont l’extraction va décliner. Nous n’avons aucune énergie de substitution. Ce qui est valable pour le pétrole l’est aussi pour toutes les autres matières premières que nous pillons. Vingt pour cent de l’humanité consomme 80 % des ressources naturelles. Si nous ne prenons pas conscience que notre société de consommation est une impasse, nous allons vers le chaos. Nous devons repenser notre modèle économique en le fondant sur les flux et non sur les stocks afin de préserver notre éco-système. Molière ne nous a-t-il pas conseillé : « Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger » ? C’est tout l’enjeu de la condition humaine que de redonner du sens à notre vie et à notre société. Certes, la décroissance soutenable présente des risques, mais nous n’avons plus le choix. La raison d’être de la publicité est, dites-vous, de pousser à la surconsommation. Elle serait une machine à casser l’emploi, la démocratie, les cultures, la liberté de la presse, la nature, la société, l’individu. Elle serait un fascisme soft, le nouveau visage du totalitarisme. Hannah Arendt doit se retourner dans sa tombe ! V. C. : Il faut revenir au sens sémantique du mot totalitarisme. La publicité veut occuper la totalité de notre temps, envahir tout notre espace, imprégner notre langage et diaboliser ou psychiatriser les dissidents. On présente la publiphobie comme une maladie mentale et on refuse la contradiction. Récemment, un article dans le Monde titrait : « L’anti-publicité ou la haine de la gaieté » ! La publicité ne cesse de parler de liberté que pour mieux soumettre, asservir l’individu. Le consommateur ne serait-il que le chien de Pavlov ? N’est-il pas libre de choisir, comme l’atteste son infidélité croissante non seulement vis-à-vis des enseignes de distribution mais aussi vis-à-vis des marques ? V. C. : L’idéologie publicitaire imprègne notre inconscient et nous sommes formatés pour acheter de manière compulsive. La publicité est violente par son omniprésence, son gigantisme et sa propension au matraquage, et manipulatrice par la sollicitation de notre part la moins libre : nos pulsions sexuelles et affectives. Votre résistance ne conduit-elle pas certaines marques et leurs agences à moins d’arrogance ? V. C. : Ce n’est pas notre objectif. Moins de 1 % des entreprises dans le monde font 90 % de la publicité. La publicité n’est pas incontournable. Il faut sortir de ce système qui nous conduit à un chaos écologique et humain. La Quinzaine du commerce équitable vient de se tenir. Que pensez-vous de ce nouveau type de commerce ? V. C. : Comme pour le développement durable, nous avons un regard très critique. Pour qu’un échange soit réellement équitable, les conditions de protection sociale et de rémunération des individus qui produisent devraient être identiques à celles des personnes qui consomment, ce qui n’est pas le cas. Ce commerce est donc simplement moins inéquitable. Soulignons qu’il ne tient pas compte des coûts écologiques : quand vous consommez une « banane équitable » du Costa-Rica, vous consommez également du kérosène, et la peau de banane est perdue pour le sol du Costa-Rica, qu’elle aurait dû enrichir en compostant. Le commerce équitable, forme de néocolonialisme, nous éloigne de l’essentiel : relocaliser l’économie. Vous prônez donc l’autarcie ? V. C. : Ce n’est pas une question d’autarcie mais d’autonomie. Les marchandises doivent être produites sur place et les personnes doivent pouvoir échanger leur culture, voyager, s’enrichir mutuellement. Etes-vous un iconoclaste ? V. C. : Je ne suis pas contre la consommation et son image mais contre leur finalité actuelle. Je ne combats pas la science, bien entendu nécessaire, mais nous sommes passés d’une science qui reposait sur le doute à une science obscurantiste, puisqu’on nous demande de croire en sa toute-puissance. A la suite de la première opération commando dans le métro, les 17 octobre, 7 et 28 novembre 2003, soixante-deux tagueurs ont été condamnés, le 28 avril dernier. A-t-on le droit de se faire justice soi-même ? V. C. : Aujourd’hui, 40 % des panneaux publicitaires sont en infraction avec la loi. Cette délinquance économique est sans commune mesure avec les barbouillages dans le métro.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard