L’immatériel, nouvel horizon - Numéro 354
01/06/2004
« Dans la société de l’immatériel, l’information est la matière première énergétique, ainsi, on peut avancer que ceux qui ont su ou sauront s’assurer le contrôle des gisements d’information s’assureront une position prédominante dans le contrôle de l’activité productive. » Pour l’heure, selon le Conseil économique et social, la France progresse moins vite que d’autres pays, et il conviendrait de travailler à son avenir industriel, qui n’est plus aussi assuré. Reste que le concept même d’immatériel n’est pas clairement perçu, quant à ses effets, faute d’être bien défini. Contrairement à l’univers matériel, physiquement palpable, l’immatériel défie la comptabilité. Néanmoins les prémices d’une normalisation sont apparues, avec les premiers modèles de comptabilisation des produits et investissements immatériels tels que les logiciels, les banques de données, les réseaux de communication intra et interentreprises. L’immatériel – « données » ou « information » – s’est incorporé, dans un premier temps, dans l’acte productif. Il facilite la tâche de l’opérateur quand il ne se substitue pas à lui, à tel point que la part humaine de la production peut parfois se réduire à la surveillance du processus, l’activité essentielle de l’homme se résumant à recueillir et à traiter un ensemble de plus en plus dense d’informations en amont et en aval de la fabrication. Il en résulte un « reflux de l’usage de la puissance physique dans l’acte productif ». Dans un deuxième temps, l’immatériel s’investit dans le produit fabriqué. La dimension matérielle de l’acte productif devient alors de plus en plus dépendante de l’amont et de l’aval. L’industrie est en constant renouvellement, avec son ingénierie, ses machines-outils (le matériel de l’immatériel : micro-ordinateurs, composants…) et les outils de travail (logiciels). Conséquence, sur le plan mondial : « La répartition du travail et de la production s’est modifiée, la spécialisation des tâches et la diversification des métiers se sont renforcées. » Nouveaux avantages consécutifs Au cœur de l’acte productif : la technique. « L’excellence dans le progrès technique est, pour notre pays, la meilleure protection contre la désindustrialisation », souligne le rapport. Qui préfère mettre en avant non plus les traditionnels avantages comparatifs, mais les « avantages compétitifs » : les capitaux, le savoir et l’être humain qui joue « en chef d’orchestre ». La notion d’avantages compétitifs privilégie l’invention des hommes, l’avancée des techniques, fruits de la recherche fondamentale et appliquée, en relation systémique avec la production. Dans cette perspective, les techniques de l’information et de la communication contribuent à la construction d’avantages compétitifs déterminants. « Les dépenses de recherche d’aujourd’hui sont les investissements de demain et la valeur produite d’après-demain. » Ajoutons : pour les emplois futurs. Vérifiant la loi des débouchés de Jean-Baptiste Say, la maîtrise de ces facteurs distingue les économies : « Les produits s’échangent contre des produits, alors en fabriquer un, c’est mettre à sa disposition une monnaie supplémentaire d’échange. » « Désormais, les avantages compétitifs sont construits par la matière grise à proportion de sa fertilité. » Reste que, rappelle le rapport, « l’organisation politique, économique et sociale doit être en capacité d’accueillir et de valoriser ce progrès technique. Rien ne sert de pouvoir produire les meilleures machines si des politiques publiques inadéquates en renchérissent excessivement le coût ou en ralentissent la diffusion ». La concurrence asiatique n’est pas nécessairement une menace pour l’emploi Produire des biens est une chose. Les rendre accessibles est un impératif dans une société d’abondance, souligne le rapport. « L’embarras du choix traduit cette situation qui veut qu’existe toujours une alternative au premier produit qui se présente en face d’un désir ou d’un besoin. Tout ce qui rend accessible et désirable appelle aussi de l’immatériel dans la création de l’atmosphère facilitant la décision d’achat. » Le marketing, le stylisme et la publicité ont un rôle décisif, en aval du processus productif, pour susciter le désir, et la création du produit suppose en préalable recherche et expérimentation, pour la mise au point et le développement. A l’amont, l’innovation est stratégique, car les procédés et les produits sont « en perpétuels remaniements et toujours susceptibles d’être inopinément supplantés ». De l’amont à l’aval, innovation et création constituent « la condition de base à toute fertilité dans l’ordre immatériel ». La technique apatride Reste que l’immatériel s’affranchit du territoire, puisqu’il se localise là où la matière grise est la plus fertile. L’activité productive se trouve délocalisée, puisque la matière grise est nomade. Elle peut même être frappée d’obsolescence au regard de l’évolution rapide des avantages compétitifs. Les positions acquises ne sont en rien assurées, comme en témoigne l’apparition de nouveaux concurrents : l’Inde, qui profite de la mobilité des outils de collecte et de traitement des données, la Chine, qui devient un producteur de rang mondial pour l’électronique. « La technique n’a pas de patrie. Elle s’installe là où les conditions de son accueil sont les plus favorables. Elle est sans domicile fixe, mondiale », rappelle le rapport. L’Asie devient un continent intégré, avec une économie commune dans laquelle chacun se spécialise autour de ses atouts, et tous les pays y gagnent. L’Inde exporte en Chine des logiciels, de la pharmacie, de l’acier. La Chine exporte en Inde des matériels électroniques et des jouets. Pékin a choisi la plus grande société indienne de formation aux nouvelles technologies, pour créer 125 écoles dans vingt-cinq provinces de Chine et enseigner à 25 000 élèves par an. « L’Asie est en train de devenir un nouveau centre de gravité, non seulement en tant que marché ou atelier industriel, mais aussi en tant que centre d’innovation », observe Francis Lorentz, président de l’institut d’études en télécommunications Idate. Pour autant, la délocalisation n’est pas inéluctable, puisque la conquête des marchés se fait autant par le temps que par l’espace : « Le plus rapide et le plus pertinent sera le gagnant. » La relocalisation de certaines industries textiles en témoigne. La notion de société de la connaissance ne conduit nullement à une opposition du matériel et de l’immatériel, de l’industrie et des services. L’automobile, produit matériel, est le fruit de l’immatériel en amont (la recherche) et en aval (la commercialisation). Dans la société de l’immatériel, tout est mis sur le marché comme service : on ne vend plus une voiture mais un espace à vivre. Plus de l’eau minérale mais de la légèreté, de la fraîcheur. Plus des produits laitiers mais de la santé. L’information devient la matière première énergétique, « le carburant indispensable » au bon fonctionnement de la matière grise. Le contrôle des gisements d’information confère une position prédominante dans le contrôle de l’activité productive. La tertiarisation du système productif rend caduc le schéma classique et linéaire : R&D, production, marketing et distribution. « Le point névralgique des entreprises ne serait alors plus l’organisation de la production, mais ce qui se passerait en aval et amont », note le rapport, « tout devient systémique et interactif, le séquentiel le cède à l’interstitiel, le linéaire au simultané. » Le « réseau de production » se substitue au « système de production » et rend mieux compte de l’externalisation et de la sous-traitance : « Pour comprendre comment fonctionne l’entreprise, il faut considérer l’ensemble des acteurs internes et externes qui concourent à l’acte productif. » « Notre société vit, une nouvelle fois, une période de rupture, d’un niveau peut-être jamais atteint. Il faut s’y préparer afin de surmonter les difficultés engendrées par l’irruption de l’innovation technologique dans tous les compartiments de la vie », conclut le rapport.
Jean Watin-Augouard