Une nouvelle ère - Numéro 355
01/08/2004
Après les périodes difficiles, le commerce électronique semble sortir de l’ornière. Est-ce un feu de paille ou une tendance durable ? Jean-Sébastien Hongre : Si le commerce électronique ne fait plus la une de la presse, le pari est néanmoins gagné. C’est en 2003 que l’on peut dater le passage à un marché grand public de masse avec une consommation régulière qui ne semble plus freinée par des questions de paiement sécurisé. Internet est devenu un grand média, comme l’atteste le nombre d’internautes français en 2004 : 23 millions, un chiffre en hausse de 11 % par rapport à 2003 dont trois millions équipés de l’ADSL. Internet est devenu aussi un outil relationnel, de marketing direct auprès du consommateur. Enfin, c’est un circuit de distribution à part entière avec 20 700 sites marchands (10 000 en 2000), dont certains sont des ténors et d’autres des sites émergents, 7 millions de foyers connectés deux fois au moins dans le même mois, et 8,7 millions d’acheteurs en ligne (+ 38 % par rapport à 2003). Au premier semestre 2004, le volume d’achat a progressé de 64 % . Le chiffre d’affaire sera passé de 0,1 milliard d’euro en 1998 à 5 milliards en 2004, et l’on prévoit 8 milliards en 2006. Le site Voyagesncf.com réalise 5 % des ventes de la société. Depuis que le billet est dématérialisé, les ventes sont en forte croissance. Le paiement sécurisé ne poserait plus problème ? J.-S. H. : Le frein du paiement existe encore, mais il s’atténue. Cependant, les causes de l’explosion des ventes sont à chercher ailleurs, en particulier dans le mimétisme des consommateurs : mon voisin de palier achète sur internet, pourquoi pas moi ? La valeur d’usage change le comportement. Au reste, une étude réalisée aux Etats-Unis souligne que la plupart des fraudes ont pour origine des vols manuels (dans la rue) et non des vols informatiques. Quels sont les secteurs de pointe ? J-S.H. : Il faut d’abord distinguer le commerce électronique direct du commerce indirect. Le premier désigne les sites qui vont de la présentation du produit à la vente, le second regroupe les sites qui font de l’aide au choix mais renvoient l’acte d’achat à des réseaux traditionnels. Lapeyre.fr fut, pendant deux ans, un site indirect de présentation et de séduction, un site de conseil, avec des fiches de préparation de visite en magasin, avant de devenir un site de vente directe. Son chiffre d’affaires est plus élevé que celui d’un magasin en dur. Les secteurs en pointe sont la culture et les loisirs, les voyages, l’informatique, le mobilier électroménager, les rencontres et l’astrologie. Et l’alimentation ? J.-S. H. : La vente directe alimentaire peine à décoller véritablement. Elle concerne surtout les produits lourds et peu les primeurs. La vente de vêtements souffre également, car le consommateur a besoin de toucher les produits. Quels sont les facteurs déclenchant l’achat ? J.-S. H. : En France, le prix du produit vient en premier (45 % des personnes interrogées), suivi par la disponibilité (41 % ), les promotions (31 % ), la rapidité d’achat et de paiement (30 % ), la performance du site (28 % ), la confiance (23 % ), la rapidité du transport (23 % ) et les informations sur les produits (21 % ). On observe chez les internautes une courbe d’apprentissage : on achète d’abord un objet culturel (livre, disque), puis un voyage, et on monte ensuite en gamme. N’oublions pas la qualité du site et de sa navigation, qui explique également la croissance du commerce électronique. Règle d’or pour séduire tout client : il faut le faire venir, le faire naviguer et le faire revenir. Pourquoi certains sites ne portent-ils pas le nom de l’enseigne ? J-S.H : La raison est historique. Au moment de la bulle internet, la mode était à la création de noms tournant le dos à la « vieille économie » et illustrant de nouveaux circuits de distribution, plus modernes. Autre argument avancé : ne pas nuire à la marque de l’économie réelle au cas où les consommateurs viendraient à se plaindre d’incidents dans le nouveau circuit. Les sites sont-ils devenus rentables ? J.-S. H. : Oui, même s’ils n’ont pas encore rentabilisé les investissements initiaux. Depuis la bulle internet, très peu de pure players ont survécu, comme y est parvenu Amazon. La plupart de ceux qui ont traversé la crise sont les fournisseurs d’accès, les grands médias et les enseignes qui avaient déjà un réseau, une logistique puissante. La dématérialisation de l’offre dans certains domaines ne rend elle pas caduque la vente en magasin ? J.-S. H. : De fait, un site de voyage est beaucoup plus rentable qu’un site qui fait appel à un centre d’appel. Qui, aujourd’hui, lancerait une agence de voyages avec des magasins ? La dématérialisation de l’offre dans le domaine musical pose la question de la pertinence des surfaces de vente. Elle attire également de nouveaux acteurs, comme Apple, qui devient distributeur de musique ! Quelle stratégie pour les marques ? J.-S. H. : La problématique des marques, c’est non pas de vendre en ligne, car ce n’est pas leur métier, mais d’être présentes sur internet : non seulement à travers leur site, pour les aficionados, mais aussi et surtout en s’exportant sur d’autre sites à forte audience, thématiques, événementiels, pour lesquels la cible correspond au positionnement du produit. C’est une autre manière de faire des têtes de gondole, avec une vocation de mise en avant de la marque. Dans la chaîne de valeur, il faut distinguer plusieurs niveaux de clientèle : le client potentiel connecté, le client potentiel qualifié, le client de premier achat, le client fidèle et l’ambassadeur. Les actions que la marque peut mener auprès des deux derniers clients ne sont pas les mêmes que celles concernant les autres. Les marques occultent souvent le commerce électronique indirect, au profit d’une logique d’image. Peut-on tout vendre sur internet ? J.-S. H. : Je ne le pense pas. Pour les voitures, il existe des sites de préparation à l’achat et de réservation, mais pas de ventes directes. En revanche, certains produits comme la musique vont voir leur vente croître grâce à internet, qui facilite, par le biais du téléchargement, l’acte d’achat. Aujourd’hui, le problème commun à tous les sites est de déclencher l’achat d’impulsion. Il sera peut être résolu demain, avec la nouvelle génération de sites construits selon une dimension multimédia : ils seront animés, avec du son, de la vidéo, des démonstrations, etc. Quel est le profil de l’internaute ? J.-S. H. : L’internaute, jeune, urbain et diplômé appartient au passé. Aujourd’hui, la société française se retrouve dans la typologie des internautes. Depuis 2003, les séniors, les femmes et la province (grâce à Wanadoo et à ses agences) sont venus enrichir la population internaute. Internet se démocratise, facilite l’acte d’achat et augmente les volumes par l’impulsion. De nouveaux consommateurs vont émerger dans les secteurs de produits téléchargeables, comme les logiciels, la musique et le voyage, ou dans d’autres secteurs comme le jeu (voir le site de la Française des jeux). Les cyberconsommateurs sont déjà en train de devenir impatients et capricieux : le monde à portée de clic.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard