Bulletins de l'Ilec

Une question de cosmologie - Numéro 358

01/12/2004

Entretien avec Michel Stavrou, ingénieur centralien, professeur de théologie dogmatique à l’Institut Saint-Serge (Paris).

Nos lecteurs ne sont pas nécessairement des spécialistes de Grégoire Palamas. Pouvez-vous nous expliquer qui était ce moine et en quoi le concept qui se cache derrière son expression d’« énergies divines » met en jeu le rapport de l’homme à la nature ? Michel Stavrou : Palamas est un théologien du xive siècle, qui fut entraîné dans une controverse byzantine à propos des hésychastes (« en quête de la paix intérieure », du grec hésychia). Ces moines du mont Athos, au terme d’une longue ascèse et d’une vie de prière utilisant certaines méthodes psychosomatiques de respiration et de répétition de formules, prétendaient percevoir dans certaines conditions une Lumière divine resplendissante. Le philosophe calabrais Barlaam contestait l’authenticité de cette vision, disant que Dieu est totalement transcendant et inaccessible. Grégoire Palamas a défendu l’authenticité de cette vision et l’a justifiée au plan théologique. En s’appuyant sur l’Ecriture et sur les Pères grecs, il soulignait que Dieu est à la fois transcendant et immanent au monde. Il est le Tout autre qui dépasse infiniment l’homme, donc son essence nous est totalement inaccessible, et, en même temps, il agit sans cesse dans le monde par ses énergies non seulement créatrices, vivifiantes, mais aussi déifiantes : ainsi peut-Il se donner à contempler dans l’expérience « lumineuse » qu’ont faite non seulement les prophètes de l’Ancien Testament comme Moïse, Isaïe ou Ezéchiel, mais aussi les saints mystiques de l’Eglise universelle, à travers les siècles. Dans la vie de saint Martin de Tours (ve siècle) par Sulpice Sévère, Martin est à plusieurs reprises transfiguré d’une lumière éclatante. Cette lumière de la grâce est, selon Palamas, celle qui éblouit les apôtres Pierre, Jacques et Jean entourant Jésus lors de sa Transfiguration au mont Thabor, avant l’épreuve de la Passion et du Golgotha. C’est une lumière qui transfigure de l’intérieur l’homme et la création et signifie à la fois un accomplissement de la nature et une véritable communion avec Dieu. Quel rapport établir entre la spiritualité des énergies divines et la protection de l’environnement ? M. S. : La spiritualité des énergies divines s’appuie sur une vision théologique très ample, celle des Pères grecs et dans une large mesure celle des Pères latins. Selon cette vision, le Dieu révélé en Jésus-Christ est un Dieu personnel qui a un dessein d’amour envers le monde qu’il a créé pour l’associer à sa félicité. Il respecte la liberté de sa création, aussi ce plan est plein de péripéties, mais il n’hésite pas à envoyer son Fils unique pour faire aux hommes le don de la vie éternelle dispensé par l’Esprit-Saint. L’homme, pour sa part, est appelé à une véritable union à Dieu dans l’amour, qui seul peut l’accomplir dans son humanité véritable. Mais l’homme, être corporel et spirituel, porte en lui toute la création. Il est donc invité à récapituler et à offrir l’ensemble de la nature au Dieu créateur qui la lui a confiée. C’est précisément ce rôle de grand-prêtre auquel l’homme est convié dans cette vision, à la suite du Christ qui, lui-même Dieu fait homme, a pleinement réalisé cette vocation, une vocation qui se poursuit mystiquement dans le corps du Christ qu’est l’Eglise, jusqu’à ce que « Dieu soit tout en tous comme dit l’apôtre Paul ». Respecter l’environnement, c’est donc d’abord réaliser que l’homme et le monde qui l’entoure ont des destinées indissociables de façon ultime. Ce n’est pas seulement songer à la survie de l’espèce humaine, au destin de nos petits-enfants, et agir en conséquence par une écologie raisonnable (ce qui n’est déjà pas si mal), c’est surtout observer une attitude de respect fondamental face aux créatures, en tant qu’elles participent au mystère de la création-transfiguration, dans lequel Dieu est toujours présent, à condition que la création soit vue comme un événement spirituel pleinement actuel et pas simplement renvoyée à l’origine abstraite des temps, point asymptotique du passé. Le monde, quand on apprend à le contempler avec un regard de poète, comme le soulignaient les Pères, peut nous apparaître chargé de symboles et de signes qui font pressentir la présence divine autant que peut le susciter l’Ecriture. C’est le Liber mundi ouvert à notre discernement. Si le monde est lieu de l’attention et de la présence de Dieu, ce que signifie précisément cette spiritualité des énergies divines, comment pourrait-on le réduire à un produit multiforme indéfiniment exploitable ? La prière aux animaux de François d’Assise peut également être invoquée. Elle est d’inspiration latine. Par rapport à cet accord sur le fond des choses, qu’y a-t-il de spécifique à l’approche orientale et à l’approche latine ? M. S. : Je ne vois rien de spécifiquement latin dans l’admirable spiritualité franciscaine. Nous trouvons dans l’Orient chrétien une profusion de saints qui avaient réussi à retrouver dans l’Esprit-Saint une attitude de communion paisible avec les animaux sauvages dont le paradigme est la condition d’Adam au Paradis. Saint Mamas, un jeune martyr de Cappadoce du iiie siècle, très vénéré à Byzance, est connu pour avoir vécu avec des bêtes sauvages : biches, lynx, et même un lion, qui l’accompagna fidèlement jusque dans son martyre par les Romains. C’est un écologiste avant la lettre. Au moment de mourir, il demande à Dieu de bénir les troupeaux des paysans et de faire que les animaux soient en paix avec les hommes. On connaît saint Gérasime, anachorète du Jourdain, au ive siècle : il avait lui aussi apprivoisé un lion, qui mourut de tristesse sur sa tombe. Il y a aussi cet ours pacifié par saint Séraphin de Sarov, dans la forêt russe du xxe siècle, et tant d’autres... Ce qui a distingué peu à peu, semble-t-il, les approches ecclésiales grecque et latine, c’est qu’en Occident s’est instauré un divorce entre la théologie (de plus en plus rationnelle) et la spiritualité, autrement dit l’expérience de Dieu, celle-ci se voyant donc coupée de la réflexion sur la Révélation et sur les rapports entre l’homme, la nature et Dieu. Au lieu de devenir normatifs, les exemples que j’ai évoqués et ceux des Franciscains sont devenus une sorte de folklore nostalgique qui n’a plus guère de rapport avec la vie quotidienne des personnes. D’autres approches, permettant d’aboutir à la même conception des rapports entre l’homme et la nature, seraient concevables. Par exemple en partant de l’idée que Dieu, dans la Genèse, s’est déclaré satisfait de son œuvre, le sixième jour achevé. Au-delà, l’Incarnation, à en croire les Pères, vaut théosis, c’est-à-dire divinisation du monde. Pourquoi avez-vous choisi l’approche palamite ? M. S. : Tout simplement parce que la théologie de Palamas récapitule les approches biblique et patristique, en s’appuyant non sur des idées pieuses mais sur la réalité tangible de la sainteté. Tous les actes divins, dans le récit des six jours de la Création, se trouvent ponctués par ce constat : « Dieu vit que cela était bon », ce qui valorise éminemment la création. Mais l’important est sans doute encore plus la vision finale de la création que nous livre l’Apocalypse : Dieu répandra sa lumière sur la nouvelle Jérusalem, achèvement de la création. Cette divinisation ou communion à la vie de Dieu, déjà anticipée par l’Incarnation, ce dont témoigne la Transfiguration de Jésus au Thabor, représente le sens même de la vie humaine pour les Pères que reprend Palamas, et elle se fait à travers la communion aux énergies divines dispensées par le Saint-Esprit. En quoi l’approche chrétienne du problème est-elle singulière? Il semble que l’on pourrait parvenir aux mêmes conclusions, en partant de l’idée, chère à la philosophie grecque, que l’homme est un microcosme, comme tel solidaire du macrocosme… M. S. : Il est vrai que la conscience religieuse païenne défendait le caractère sacré du cosmos. « Tout est plein de dieux », disait-on dans la Grèce antique. L’idée de l’homme microcosme se retrouve dans presque toutes les religions ou civilisations. Ce qui est spécifiquement biblique, c’est de considérer le monde comme un macro-anthropos, comme un prolongement de l’homme, puisqu’il a été fait pour lui. Cela veut dire que ce n’est pas par une expérience de fusion dans le monde que l’homme peut trouver sa vocation, mais que l’homme est appelé à donner sens à l’univers. Dans la vision grandiose des stoïciens, l’homme était appelé à se retrouver en harmonie avec l’univers, mais sûrement pas à lui donner sens. Dans la vision biblique puis chrétienne du monde, l’homme, comme intendant de la création, est appelé à prendre soin de celle-ci. Sa responsabilité est d’autant plus grande, mais cette dignité l’éloigne aussi de la nature. L’impasse tragique survient lorsque l’homme, peu à peu, sous l’influence notamment de la philosophie grecque réappropriée, dévalue la matérialité, confond le spirituel avec l’immatériel et perd conscience du caractère théophanique de la création, considérant celle-ci d’un point de vue strictement mécaniste, utilitaire et extérieur. Tout le monde a entendu parler de la théorie cartésienne de l’animal machine. C’est le prélude à la crise écologique à laquelle nous assistons, qui a commencé en gros au xviie siècle, avec ce regard idéaliste et mécaniste sur le monde. Que peut apporter la cosmologie orthodoxe à notre société technique, pour reprendre un thème cher à Jacques Ellul ? M. S. : Contribuer à faire prendre conscience que la nature est plus que ce qu’elle représente en termes d’utilité technique, ou matérielle, que la nature est sacrée en tant que tout ce qui vit est sacré. Les non-croyants peuvent parfaitement le réaliser à travers des expériences extraordinaires comme le « sentiment océanique », dépeint par Romain Rolland, ou la « mystique sauvage » qui réalise notre intégration à un univers vivant. Cela illustre que l’homme est bien ancré dans l’univers, comme le rappellent les défenseurs d’une écologie radicale, mais il est plus que cela. Heidegger disait que l’homme est le berger de l’être. Pour les croyants, l’homme est le témoin d’une transcendance. Ils sont appelés à réaliser, comme sainte Hildegarde de Bingen au xiie siècle, que toutes les créatures vivantes sont comme des « étincelles qui éclairent le visage de Dieu ». Finalement, rien n’est profane dans le monde, il n’y a au pis que du profané. D’autre part, il est évident que la cosmologie chrétienne implique non seulement une attitude de respect envers la création, mais aussi une ascèse personnelle dans notre relation aux êtres et aux biens, impliquant une autolimitation des désirs par l’acceptation de nos propres limites, comme y invitaient déjà les épicuriens dans l’Antiquité, par l’invitation au partage, ce qui va sans doute à l’encontre des mots d’ordre de la société de consommation : « Jouissez, achetez, consommez : là est le bonheur, et pourquoi se priver ? vous êtes éternels ! Après vous le déluge ! » Vaste mensonge, dont peu à peu les citoyens prennent conscience. Dans la Genèse, l’homme reçoit le pouvoir de nommer toute chose, c’est-à-dire de dominer. C’est tout le contraire d’un programme écologique. Et longtemps les chrétiens, au moins en Occident après Descartes, ont été sensibles à ce message… M. S. : Ici, il ne faut pas trop forcer le sens du texte biblique. La création de l’homme seulement au sixième jour montre que l’homme a sa juste place à la fois au-dessus et au cœur de la création. Le sens de cette domination est une responsabilité spirituelle de l’homme sur la nature. Cela n’implique pas une volonté arbitraire et despotique. C’est une autorité qui doit s’exercer comme un service, une diaconie, sur la nature tout entière qui se trouve encore, comme dit Paul, « dans les douleurs de l’enfantement ». S’il domine les biens de la création, l’homme n’en est pas le propriétaire, mais seulement l’intendant. La nature a sa consistance propre, mais seul l’homme, par sa vocation particulière, peut l’amener à son achèvement qui est d’en faire vraiment la maison de Dieu : c’est le sens premier d’une « écologie » chrétienne ! Sans cette attitude sacerdotale, l’homme voit sa domination se dévoyer en tyrannie irresponsable et suicidaire. Ainsi, le christianisme propose une analyse et une voie de résolution du problème écologique dans toute sa portée spirituelle. Mais il ne suffit pas de comprendre intellectuellement tout cela, encore faut-il le recevoir dans nos cœurs par un real assent, et le traduire dans notre existence quotidienne par des décisions, des désirs et des actes allant dans le bon sens.

Propos recueillis par Dominique de Gramont

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