Bulletins de l'Ilec

Sans responsabilité individuelle, point de salut - Numéro 359

01/01/2005

Entretien avec Jean-Paul Laplace, directeur de recherche à l’Inra et président de l’Institut français de la nutrition

Pourquoi l’obésité n’est-elle qu’aujourd’hui une priorité, alors que la sonnette d’alarme a été tirée depuis longtemps ? La sécurité sanitaire prime-t-elle l’obésité ? Jean-Paul Laplace : Il existe différents enjeux, certains étant plus prioritaires que d’autres. La sécurité sanitaire peut relever de l’urgence vitale, puisque certaines maladies (botulisme, listériose, etc.) peuvent affecter très vite beaucoup de personnes, et les peurs, si rien n’est fait tout de suite, peuvent être amplifiées. De l’autre côté, la notion de santé publique appliquée à des pathologies telles que l’obésité, le diabète, le sida, etc., est certes fondamentale, mais elle dépend de beaucoup de choses. On oppose l’urgence et l’inéluctable à quelques chose qui est important, mais qui n’est pas inéluctable, ni immédiat. Il est donc difficile de mobiliser l’opinion publique sur le thème de l’obésité. Est-ce une pathologie de société ? J.-P. Laplace : Les nutritionnistes sont inquiets, depuis longtemps, et le disent, mais ils ont peu d’influence, en face des modes et des usages d’une société. Ils sont peu sollicités pour raisonner autour des attitudes servant la santé publique. La forte croissance de l’obésité aux états-Unis alimente le côté un peu railleur des Français, critiques à l’égard des usages de ce pays. Or cette pathologie se développe très vite, massivement chez les enfants et partout dans le monde, même dans les pays en voie de développement, provoquant un effet de choc, une prise de conscience. Devant une telle situation, le premier réflexe consiste à se rassurer en pensant que ce fléau ne touche que les autres. On parle alors de pathologie de la société ! Une évidence saute aux yeux : la société est très différente de celle d’il y a un demi-siècle. L’environnement que nous avons crée est totalement différent de celui auquel nos gènes étaient adaptés depuis des millénaires. Une discordance chronologique s’observe donc entre l’évolution et l’adaptation du génome de l’espèce humaine et l’évolution technologique rapide de son environnement. Nous ne sommes peut être pas adaptés à ce nouvel environnement, comme l’a rappelé le dernier colloque de l’IFN, organisé en décembre 2004. Il est nécessaire de prendre en compte l’approche anthropobiologique de l’évolution de l’alimentation pour constater ce décalage et la nécessaire adaptation de l’homme. Qui est victime ? J.-P. Laplace : Si tout le monde est peut être victime, soulignons que les enfants sont en première ligne, ainsi que les gens défavorisés. Les enquêtes montrent qu’en fonction du niveau de revenu et d’éducation, les gens sont plus ou moins touchés. Ajoutons les stressés de la vie. Mais l’obésité apparaît également en Asie, au sein de populations qui étaient jusqu’alors épargnées et qui, aujourd’hui, sur fond de transition alimentaire marquée par une suffisance en termes de besoins et de révolution économique, changent leur comportement alimentaire. Existe-t-il de bons et de mauvais produits, du bon et du mauvais gras, du bon et du mauvais sucre ? L’Afssa dénonce une consommation excessive de glucides (glucides simples, différents des glucides complexes). J.-P. Laplace : Le bouc émissaire le plus couramment cité et dénoncé, c’est l’aliment et ceux qui le fabriquent, avec cette antienne sur les bons et les mauvais produits. Si on exclut l’approche par le goût et si l’on s’en tient à la seule qualité nutritionnelle, il n’y a pas de bons ou de mauvais produits, il n’y a que des mauvais usages des aliments et une méconnaissance de la part des consommateurs, entretenue par une éducation insuffisante et par une volonté de comprendre quelque peu défaillante. Or l’aliment est un vecteur d’éducation fabuleux qui représente du savoir et du travail, et son rôle éducatif est fortement sous-développé. Aujourd’hui, les consommateurs sont confrontés à une profusion de produits dont ils ne comprennent pas leur l’élaboration. Si l’étiquetage nutritionnel est utile, il demeure que vouloir être informé sans faire le moindre effort de compréhension est inacceptable. Si le sel a soulevé des controverses, notons qu’il n’y a pas d’unanimité scientifique pour recommander la réduction de son taux à toute la population. On accuse également les glucides. Pourtant les statistiques montrent que la consommation totale de glucides simples n’a pas augmenté et qu’elle resterait stationnaire. Dans tous les cas, c’est l’usage immodéré qui peut être néfaste. Sans vouloir stigmatiser des comportements individuels, il faut appeler les consommateurs à reprendre conscience de leur propre perception et de leur propre besoin. Quel est l’état de la recherche dans le domaine de la nutrition ? Est-elle une science encore jeune ? J.-P. Laplace : La nutrition est une discipline compliquée, résultante de connaissances qui relèvent de la physiologie du tube digestif, de l’ingestion des aliments, des métabolismes, des régulations nerveuses et endocrines. On peut considérer que c’est une discipline jeune parce que son enseignement est récent dans les facultés de médecine. Il est vrai qu’il reste beaucoup à apprendre et à comprendre. La nutrition est à la fois interdisciplinaire et pluridisciplinaire, et l’on doit parler, comme les Anglo-Saxons, « des » sciences de la nutrition. Il ne faut pas s’enfermer dans l’approche « science biologique » de la nutrition. Il convient de prendre en compte les sciences humaines – sociales, économiques et psychologiques –, pour mieux comprendre les comportements alimentaires humains et leurs déterminants. Quelles sont les actions que préconise l’IFN pour lutter contre l’obésité ? Un code de conduite suffit-il ? J.-P. Laplace : L’obésité relève d’une gestion personnalisée de la relation entre un individu et ses aliments. C’est lui et lui seul qui mange ce qu’il met dans son assiette. Il lui revient de construire ses propres repères et de répondre non plus seulement à la question « qu’est-ce que je mange ? » mais « pourquoi je mange ? » L’individu a besoin d’être informé et éduqué pour prendre conscience de ses actes et exercer sa liberté de choix. L’alimentation doit rester un acte de liberté de choix qui peut être guidé dans un cadre de référence comme celui du PNNS. Du côté des industriels, la mise en œuvre, par l’Association nationale des industries alimentaires, d’un code de déontologie est une excellente mesure. Quand on sait le peu de temps que passent les consommateurs devant le linéaire pour acheter, on peut s’interroger sur le rôle de l’étiquette. Aujourd’hui, la variable déterminante dans le domaine de l’achat demeure le prix. La déontologie des industriels est le meilleur garant de la qualité nutritionnelle des produits, aussi bien dans le domaine des constituants que pour la taille des portions et le mode de commercialisation. Nul doute que les promotions dans la grande distribution n’aident guère à lutter contre l’obésité ! La croissance ne doit pas passer par le gavage des consommateurs, particulièrement des enfants. L’expérience menée dans deux villes du nord de la France, Fleurbaix et Laventie, prouve que l’on peut responsabiliser les adultes à travers les enfants. Comment éviter de diaboliser les acteurs économiques, en particulier l’industrie agroalimentaire et la publicité ? J.-P. Laplace : Il faut davantage de conscience dans nos actes et de confiance dans la relation entre les consommateurs et les industriels. Tous les discours qui accusent l’industrie et l’aliment nuisent à la confiance nécessaire entre les partenaires. Si l’on comptait exclusivement sur l’Etat pour assurer le contrôle sanitaire, les résultats ne seraient pas à la mesure de l’enjeu. Il en est de même de la nutrition. La déontologie des acteurs et leur autodiscipline sont la meilleure sauvegarde. Au reste, accuser l’offre dans les linéaires d’être seule responsable n’a pas de sens. La demande, elle aussi, est responsable, comme celle, américaine, d’aliments « low carb », véritable hérésie. La folie de la demande est telle aux états-Unis que les industriels ont été obligés d’y répondre. Comment rendre légitime la recherche public-privé ? J.-P. Laplace : En France, travailler avec les industriels serait jugé scandaleux. La recherche serait aux mains du grand capital. Les rapports entre le public et le privé, entre la recherche et l’industrie, sont donc mal expliqués. Le dialogue entre les scientifiques et les industriels est très fructueux, car chacun apporte à l’autre une meilleure compréhension. La coopération dans un cadre transparent est une nécessité. Que pensez-vous du principe des « profils nutritionnels » des produits, proposé par la Commission européenne ? J.-P. Laplace : Le principe est d’encadrer la réglementation des allégations. Définir des profils très stricts interdisant des allégations sur le gras ou le sucré relève d’une vision anglo-saxonne pour laquelle se nourrir est un acte technique. Pourquoi interdire une allégation sur une bouteille d’huile ou une plaquette de beurre, quand elle peut servir de vecteur d’éducation ? Il faut, là encore, faire confiance à la déontologie des acteurs et à l’intelligence des consommateurs. Quelles sont les actions que mène actuellement l’Inra ? J.-P. Laplace : C’est aujourd’hui l’organisme de recherche le plus engagé dans les recherches sur l’alimentation. Il a mis en place, au cours de l’année 2004, un grand programme ouvert à des partenaires de toute sorte. C’est un signal fort pour favoriser et organiser la recherche entre le public et le privé. Une fondation pour l’industrie agroalimentaire serait-elle légitime ? J.-P. Laplace : C’est une excellente idée que celle proposée par les industriels, lors des discussions sur la loi de santé publique, de créer une fondation. Elle ne fut malheureusement pas retenue, mais il faut revenir sur cette question en s’inspirant de ce que font les fondations dans les pays anglo-saxons, qui réalisent un travail scientifique très important. Que pensez-vous des mesures préconisées par la loi du sénateur Claude Saunier, relative à la prévention et à la lutte contre l’obésité ? J.-P. Laplace : La loi a été négociée dans l’urgence et le débat ne s’est pas tenu dans un climat serein. Je préfère à la loi l’éducation et le dialogue apaisé de tous les acteurs.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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