Rebonds en avant - Numéro 361
01/03/2005
Existe-t-il un modèle commercial français ? Jean-Pierre Piau : Le commerce français est à la fois traditionnel et original. La France a inventé les grands magasins et l’hypermarché. Notre pays se singularise par des changements de rupture, des bonds en avant. Nos voisins évoluent progressivement. C’est dans la deuxième moitié du XIXe siècle que la révolution industrielle s’est accompagnée d’une explosion urbaine. Les grands magasins se sont installés sur les grands boulevards, près des gares, et ont bénéficié de la révolution des transports en commun. Pour la première fois, un magasin n’était plus seulement destiné à sa clientèle de proximité. Les grands magasins se sont singularisés en créant des événements et des catalogues, en communiquant par la réclame, en développant des services comme la livraison. Les clients pouvaient enfin toucher la marchandise, principalement du textile. Toutes les grandes villes du monde ont copié le modèle français. L’hypermarché n’a fait qu’appliquer sur un plan horizontal le principe de la consommation de masse présenté par les grands magasins de manière verticale : l’abondance sous le même toit. Révolutionnaire, le commerce français l’est aussi quand Félix Potin, le premier, normalise et standardise les produits alimentaires, auparavant vendus en vrac. Le commerce français est traditionnel quand, sur fond de révolution des chemins de fer, il développe, comme les autres pays, le succursalisme : chaque bourg peut avoir un ou deux magasins ayant des gammes de produits plus larges que l’offre de la petite épicerie-mercerie. Existe-t-il un cycle de vie des formules de distribution ? J.-P. P. : Chaque nouvelle formule est accueillie avec réticence et doute. Au début de l’hypermarché, personne n’y croyait : ces hangars allaient bientôt être repris par des concessionnaires de voitures ! Les consommateurs, eux, s’y précipitaient. Dans le domaine alimentaire, l’alliance du réfrigérateur, de la voiture et de l’hypermarché leur permettait de faire leurs courses une fois pas semaine et non plus tous les jours. Evoquer un cycle de vie induit l’idée d’une possible disparition, alors que le commerce évolue. Les Lidl, Aldi, Leader Price et autres Attac ou Champion ne sont que l’adaptation modernisée du succursalisme fondé sur la livraison par entrepôts. Les forces de vente s’adaptent aux époques, comme le prouvent la nouvelle enseigne des Galeries Lafayette centrée sur la maison et le nouveau territoire de Monoprix, enseigne qu’on disait moribonde il y a peu de temps. Le renouvellement des formules est cyclique. L’hypermarché a-t-il encore un avenir ? J.-P. P. : De même que les grands magasins existent toujours, l’hypermarché évolue en fonction de la demande des consommateurs. L’horizontalité, spécificité du commerce français et plus largement latin, assure à ce concept une certaine pérennité. L’heure est à la segmentation, aussi bien du côté de l’offre des industriels que du côté de celle des magasins. La crise de l’hypermarché concerne surtout Carrefour, qui a trop rationalisé et a porté ses efforts à l’international en oubliant le berceau. Auchan ne connaît pas les mêmes mésaventures. A en juger par le nombre de sites à transformer et à rénover, l’hypermarché a encore de beaux jours devant lui. A condition de ne pas dépasser 10 000 à 12 000 m2 et de proposer des gammes moins nombreuses mais plus profondes, et présentées par univers pour être mieux mises en valeur. L’hypermarché est-il surtout adapté aux pays émergents ? J-P.P : La France est-elle encore un pays émergent ? L’hypermarché est destiné aux pays qui traversent des ruptures, des chocs brutaux, comme la Pologne ou la Chine aujourd’hui, l’Espagne ou le Portugal hier : une nouvelle demande liée au passage rapide d’une société rurale à une société urbaine appelle une offre adaptée. A l’inverse, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, pays urbains depuis plus longtemps que la France, ont connu une transition commerciale moins brutale, qui n’appelait pas obligatoirement le concept d’hypermarché. Preuve que le commerce est le reflet de la société, le hard discount est né en 1945 dans une Allemagne dévastée par la guerre. Aux états-Unis, berceau du centre commercial, l’hypermarché n’a pas sa raison d’être. Comment conjuguer compétence managériale et expertise produit ? J.-P. P. : Le commerce est par essence affaire de contacts avec les consommateurs. A trop s’éloigner d’eux, pour privilégier les actionnaires, le commerçant risque de perdre sa raison d’être et de ne plus sentir le terrain. Casino et Auchan l’ont bien compris : leur direction opérationnelle est aux mains de commerçants. Quel avenir pour le commerce en centre-ville ? J.-P. P. : Trois problèmes n’ont toujours pas été réglés : les livraisons, le stationnement et l’accès au centre-ville. On n’attire pas les enseignes avec des pots de fleurs. L’erreur est de confondre le commerce de quartier et le commerce de centre-ville. Le premier a disparu. La survie du second passe par la création d’axes ou de pénétrantes avec accès aux parkings, afin de dégager des espaces ou des rues piétonnes pour un commerce tourné vars l’achat de plaisir.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard