L’hyper est mort, vive l’hyper ! - Numéro 361
01/03/2005
Quel bilan tirez-vous de l’évolution du commerce français ? Daniel Créange : Quarante ans d’activité dans la distribution font de moi un témoin privilégié des métamorphoses considérables et successives du commerce, en tant qu’acteur du renouveau des magasins populaires et surtout pour avoir pris part, dès le début des années 60, au grand virage de la distribution. Durant cette longue période, les évolutions ont été nombreuses : le code à barres, le préemballage du périssable, la multiplication des fonctions des caisses enregistreuses, les systèmes informatiques assurant un approvisionnement automatique, etc. Parallèlement, la concurrence est devenue plus vive, non seulement dans le domaine des prix, mais également avec l’apparition de nouveaux types de commerces, tels les magasins spécialisés dans le sport, l’équipement de la maison, de la personne, l’électroménager, les livres et les disques, le surgelé, et aujourd’hui la chasse et la pêche. J’ai assisté au développement des indépendants, à la montée du maxidiscompte et à l’apparition du commerce en ligne. Dans le même temps, les anciens concepts se sont adaptés progressivement à l’évolution de la demande. Existe-t-il un cycle de vie des concepts de distribution ? D. C. : Le changement est la loi de l’évolution du commerce. Plusieurs phénomènes peuvent expliquer les mutations et l’apparition d’une nouvelle race de magasins : les périodes de crises économiques et de guerre, avec leurs conséquences sur le niveau de vie, les ruptures technologiques, les ruptures dans le comportement des consommateurs, et parfois l’endormissement des opérateurs sur leurs lauriers. Soulignons que la loi Royer a certes protégé le petit commerce, mais a favorisé l’émergence des indépendants. Aujourd’hui, c’est le maxidiscompte qui est bénéficiaire des modifications restrictives apportées à cette loi. Depuis quand les performances de l’hypermarché « à la française » sont-elles décevantes ? D. C. : Le qualificatif « décevant » me paraît outrancier. Une performance s’apprécie sur plusieurs critères : le chiffre d’affaires, la marge, le bénéfice d’exploitation, le retour sur investissement, le rendement au m2, la fréquentation, la valeur du panier moyen. Elle s’apprécie par rapport à un marché, une zone de chalandise qui place l’hypermarché dans une situation plus ou moins concurrentielle. Il faut juger avec circonspection. La performance s’apprécie également par rapport à un contexte économique : crise ou expansion, niveau du chômage, évolution des prix, pouvoir d’achat… Après un développement fulgurant, du début des années 70 jusqu’en 2000, l’hypermarché accuse un léger tassement de son chiffre d’affaires, mais ses marges se sont améliorées, ainsi que son bénéfice d’exploitation et son retour sur investissement. On ne peut pas dire qu’il y a eu un réel décrochage de la fréquentation. Il faudrait faire une analyse enseigne par enseigne et critère par critère pour étayer ce jugement. Pour quelles raisons observe-t-on un tassement depuis 2000 ? D. C. : Le phénomène correspond à une période de faiblesse relative du pouvoir d’achat et à l’apparition de magasins plus adaptés, aux surfaces réduites et plus bas en prix : le maxidiscompte. Avec presque 14 % de part de marché aujourd’hui, il a mordu sur toutes les formes de commerce alimentaire et a profité du vieillissement de la population. Son attrait repose sur le prix. La limitation des assortiments, eux-mêmes moins chers, induit une moindre dépense. Le modèle touche toutes les clientèles, car selon l’adage de Trujillo, « les pauvres ont besoin de prix bas mais les riches en raffolent ». L’embourgeoisement des hypers ne peut pas être nié, mais il n’a pas été toujours volontaire. L’introduction de services, de techniques coûteuses, parfois sur injonction du législateur, la création de nouvelles taxes, ont conduit les enseignes à répercuter une partie des coûts sur les prix. Ajoutons la démarque inconnue, le renchérissement de l’énergie (dont l’hypermarché est gros consommateur), la législation sur l’environnement, la gestion sociale devenue plus complexe, l’amélioration de l’architecture, de la décoration et du mobilier, l’utilisation de matériaux plus nobles, les nouvelles techniques d’éclairage et le confort dû aux clients : allées de circulation plus larges, climatisation, parkings mieux aménagés. Sans oublier la nécessaire prise en compte de la sécurité. Comment recréer de l’attractivité ? D. C. : L’hypermarché a déjà fait la preuve de sa capacité d’adaptation. Il lui reste à trouver la surface qui correspond le mieux à sa vocation, l’idéal étant un point d’équilibre entre 7 500 et 10 000 m2, afin de réduire ou d’augmenter les surfaces par rapport à leur zone de chalandise. Le gigantisme de 12 000 à 16 000 m2 n’est plus de mise, car le critère à mettre en évidence est le rendement au m2. En termes d’attractivité, l’hypermarché n’est pas resté l’arme au pied. En matière tarifaire, il peut et il doit rester dans les deux premiers de sa zone. Il a tous les outils pour le faire. Il peut miser aussi sur l’adjonction de rayons comme la bijouterie, la parapharmacie, l’audio-vidéo, les centres auto, la banque, les voyages, et sur les cartes de fidélité, les livraisons à domicile, etc. Seul échec : l’optique. Le remodelage favorise également l’attractivité. Il peut être léger, pour une durée de deux ans, ou profond, tous les cinq ans, pour repenser le magasin en fonction des nouveaux besoins. Soulignons un manque cruel chez les distributeurs : un service de recherche-développement. Lamartine disait : « Il faut se distinguer de la foule pour penser et s’y confondre pour agir. » Les distributeurs pensent dans le mouvement et l’action, c’est plus difficile. N’empêche : l’hyper restera très séduisant, même s’il est trop tentateur et trop dévoreur de temps. Par son abondance, l’offre ne devient-elle pas illisible ? D. C. : Il faut relativiser, selon les rayons et les familles de produits. Dans le rayon chaussures, l’offre est très facile à traduire par zones (homme/femme/enfant), par tailles, par genres et par prix. Tout autre est la présentation en alimentaire, certaines gammes étant trop abondantes. Pour être plus lisible, l’offre s’est déjà organisée, avec le premier prix, la marque distributeur, la marque nationale et la marque spécifique. Il reste à mieux contrôler la signalétique dans les allées, et surtout à ne pas changer fréquemment les emplacements des rayons et des articles, ce qui trouble la clientèle. L’attente aux caisses est de moins en moins supportable et les achats d’impulsion de plus en plus réprimés par un consommateur devenu arbitre. Le commerce de proximité ne retrouve-t-il pas ses faveurs face à l’hypermarché ? D. C. : C’est exact, même si des progrès ont été apportés, tels que les caisses pour moins de cinq articles, celles destinées aux cartes de fidélité, aux handicapés. Certaines caisses mettent les produits dans les sacs. Le consommateur est devenu arbitre, mais l’achat d’impulsion peut encore être déclenchée par le prix, l’innovation, la quantité (multipliée par deux, par trois ou avec gratuit), le format. La théorie de l’achat d’impulsion « réprimé » entre en contradiction avec l’affirmation d’un acheteur responsable de ses besoins et de son budget, affirmation que nous faisons nôtre. L’hypermarché peut-il conserver sa fonction initiale, démocratiser les produits, en privilégiant les volumes et les produits faciles à vendre ? D. C. : L’hypermarché a toujours démocratisé les produits et continuera à le faire, avec une limite pour certains produits dit de luxe comme le saumon et le foie gras, dont la qualité peut laisser à désirer. Pour les produits courants, la démocratisation se fera par les volumes et la massification des achats, principe de base de l’hypermarché. Elle se fera également par la rationalisation de la logistique. L’hypermarché maintiendra sa fonction s’il conserve sa clientèle de base : les classes moyennes, un des ciments de la démocratie. L’hyper doit-il continuer à tout vendre sous le même toit ? D. C. : C’est à la fois son originalité et sa finalité. On pourrait ajouter des cinémas, des restaurants, des galeries marchandes plus importantes, des services de santé, pour recréer des centres-villes. On pourrait imaginer des petits hypermarchés ne vendant que de l’alimentaire et du bazar courant. On a pu également tester le concept « un seul rayon sous un même toit » avec les petits hypermarchés – soit l’alimentaire fort plus le textile, soit le bazar seulement. Affirmer que l’hypermarché est en retard sur son époque est erroné. Il s’adapte aux nouveaux styles de vie beaucoup mieux que le maxidiscompte. Sa place est prépondérante dans le commerce, mais aussi dans la vie de la cité, même si sa notoriété n’est pas toujours positive, malgré les efforts déployés (parrainages, entreprise citoyenne, participation aux activités publiques). L’hypermarché ne serait-il un modèle que pour les pays émergents ? D. C. : Le développement du concept se fera dans les pays émergents grâce au développement des classes moyennes. Dans les pays industrialisés, il évoluera jusqu’à saturation du parc, surtout en fonction de la législation, actuellement paralysante. Le commerce français, comme l’hypermarché, est en constante évolution et a toujours connu un mouvement de balancier. Contrairement à ce qui était escompté, les centres-villes ne meurent pas. Ils renaissent grâce aux rues piétonnes, aux animations collectives, aux aménagements qui en facilitent l’accès. Quel avenir pour les relations industrie-commerce ? D. C. : Une collaboration plus poussée et plus intelligente avec les industriels devrait trouver sa raison d’être dans un certain nombre de domaines comme la logistique, les emballages, les produits innovants. Il faut impérativement fuir l’affrontement stérile sur les prix et les ristournes, et jouer gagnant-gagnant. La percée fantastique de la formule hyper à la française, à l’échelon mondial, devrait conduire à une meilleure compréhension réciproque, source d’intérêts et de profits communs.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard