Bulletins de l'Ilec

Le barbare et le gadget - Numéro 364

01/06/2005

Entretien avec Olivier Géradon de Vera, vice-président d’Iri France

De quand date l’apparition de « l’attitude discompte » et du « bas coût », d’Aristide Boucicaut ou des années 1990 ? Olivier Géradon de Vera : L’attitude discompte a toujours existé. En 1860, la marge brute du Bon Marché était de 13,5 % , les frais généraux de 10 % et le résultat d’exploitation de 3,5 % . En 1932, les premiers supermarchés discompte américains Big Bear affichent comme ratios 12 % de marge brute, 8,34 % de frais généraux et un résultat d’exploitation de 3,66 % . Ces chiffres sont du même ordre de grandeur que ceux avancés par le maxidiscompte aujourd’hui. En 1963, le supercentre Leclerc de Brest a une marge brute de 8 % , des frais de 6 % et un résultat net de 2 % . Citons également la Fnac, qui, en 1966, affiche une marge brute de 14 % comparée aux 35 % des commerçants conventionnels. Ses frais généraux représentent 12 % et son résultat net 2 % . Le maxidiscompte n’a rien inventé. Le bas coût est consubstantiel à la concurrence dans le commerce. L’histoire du commerce est donc un perpétuel recommencement ? O. G. V. : De fait, les formules commerciales qui sont nées depuis cent cinquante ans ont toutes eu le même point de départ : un petit indépendant riche principalement d’idées et du courage des entrepreneurs. Devenue importante, l’entreprise de distribution est conduite par des techniciens, l’administration remplace l’imagination. Quant aux concurrents, leur attitude procède des étapes suivantes : le dédain, l’ironie, l’indignation face à une concurrence perçue comme déloyale, la pression sur les fournisseurs, et sur les pouvoirs publics pour obtenir une législation « moralisant » le commerce. Pendant ce temps, de nouveaux « barbares » arrivent qui bousculent les rentes de situation. De nombreuses causes du phénomène sont avancées : pouvoir d’achat en baisse, chômage, hausse des dépenses contraintes (logement, transport, etc.), des dépenses de produits technologiques (mobile, internet, téléviseurs à écran plat, jeux vidéo), désaffection vis-à-vis des marques (hypersegmentation, fausses innovations). Est-ce une question de style de vie ? O. G. V. : La caractéristique du commerce est de s’adapter à son client et de relayer les mutations de la société. La baisse du pouvoir d’achat est à la fois un mythe et une réalité. Si l’on constate une baisse, en volume et en valeur, dans l’univers des PGC, c’est en raison de nouveaux arbitrages. Les dépenses dites contraintes (loyer, assurances, santé, emprunts) ne représentent pas moins de 350 milliards d’euros, sur 1 600 milliards de revenu disponible des ménages français, selon le BIPE. Ajoutons les biens qui correspondent à de nouvelles aspirations de la société (téléphone portable, Internet, etc.). Nous sommes confrontés à de nouveaux arbitrages en termes de revenu, de temps et de santé, tout trois limités, alors que s’expriment des aspirations à d’autres types de biens et de plaisirs. Une nouvelle segmentation apparaît entre les produits à pouvoir d’achat (le fond de placard) et les produits à vouloir d’achat. Devenu gestionnaire de son temps libre, le consommateur juge insupportable le temps-corvée et n’hésite pas à fréquenter le maxidiscompte, qui lui permet également de ne pas succomber à la tentation, source de mauvaises conscience en regard des dépenses contraintes. Le prix est-il encore constitutif de la valeur d’un produit ? Comment le consommateur le perçoit-il ? N’y a t-il pas un décalage entre perception et réalité ? « Avec un billet de 20 euros on n’a plus rien », entend-on dire. Selon TNS Sofres (octobre 2004), 77 % des consommateurs estiment que la structure des prix est très floue depuis le passage à l’euro… O. G. V. : Le passage à l’euro a perturbé au moins le référent prix : les consommateurs ont fait un apprentissage très rapide de la monnaie mais très difficile de la valeur. Beaucoup de gens utilisent encore des multiplicateurs ou des diviseurs, d’où le décalage entre l’inflation perçue et l’inflation réelle. Or le prix de la marque, qui était devenu identique dans toutes les enseignes et formats depuis la loi Galland, a perdu sa valeur d’identifiant de référence. Le passage à l’euro a fait perdre le repère prix de la marque. Le référent prix est passé chez les maxidiscompteurs, où le consommateur sait que les produits sont vendus moitié moins chers, sans savoir d’ailleurs le prix de chacun. Pour reprendre la main, les fabricants et les distributeurs se sont lancés depuis 2002 dans des opérations délirantes de promotion, avec les NIP (nouveaux instruments promotionnels), ajoutant à la confusion au lieu d’améliorer la lisibilité de l’offre et la compréhension du véritable prix des marques. Par ailleurs, effet pervers du passage à l’euro, les biens qui concourent le plus à l’impression d’inflation (essence, tabac, coiffeur, café du comptoir, etc.) ont fortement augmenté – ainsi que les PGC de marque, mais par un effet pervers de la loi Galland. En juin 2004, Always baisse ses prix de 20 % , Fleury-Michon propose du jambon 40 % moins cher que son Label Rouge, Moulinex lance la gamme à bas prix Principio. A l’inverse, Tropicana consolide le haut de gamme, Club Med se concentre sur les villages trois et quatre « Tridents »… Quelle stratégie pour les marques face aux MDD et aux premiers prix ? Sortir par le haut ou par le bas ? O. G. V. : Qu’est-ce qu’une marque dans les produits de grande consommation ? C’est un produit identifiable et fréquenté. Sans fréquentation, pas de proximité de la marque, ni habitude et attachement avec elle. Quel meilleur exemple que La Vache qui rit, présente dans tous les réfrigérateurs, preuve que la marque est incontournable ? Pour être pérennes, les marques doivent être en permanence en lien avec les consommateurs. Quand les produits sont trop sophistiqués, quand les innovations n’apportent rien de tangible mais contribuent à l’augmentation des prix, les consommateurs qui peuvent s’en passer s’en détournent. Si les grandes marques veulent conserver et renforcer leur position, elles doivent de nouveau investir le cœur de marché, et recréer de la fréquentation, sans laquelle il n’y a pas de lien durable avec le consommateur. Y a-t-il une limite à la baisse des prix ? Baisser les prix, est-ce casser la valeur ? O. G. V. : Baisser les prix, ce n’est pas casser la valeur à condition que dans le prix il n’y ait que la vraie valeur, et pas des valeurs artificielles. Il faut « dégadgétiser », pour revenir à la vraie valeur des produits. Peut-on encore convaincre le consommateur d’acheter au prix fort ? O. G. V. : Oui, à condition de lui apporter un vrai service pour le prix fort. Acheter au prix fort signifie adhérer au vouloir d’achat proposé par la marque. La réponse des hypermarchés au maxidiscompte est-elle pertinente ? O. G. V. : Le modèle économique des hypermarchés ne peut pas s’accommoder de ne vendre que des produits à pouvoir d’achat que sont les premiers prix. Les hypermarchés ne peuvent s’aligner sur les maxidiscompteurs, car ils y perdraient de l’argent. Aujourd’hui, la réponse de Système U semble pertinente, avec une offre en continuum. Sans clarté de l’offre, pas de bonne réponse. Le maxidiscompte va-t-il s’embourgeoiser ? O. G. V. : Oui, et de nouveaux barbares prendront sa place. Le risque d’embourgeoisement existe quand le nombre de références augmente. Si les grandes marques font une entrée massive dans le maxidiscompte, leur prix de référence deviendra celui pratiqué par les maxidiscompteurs, obligeant les autres circuits à s’aligner, sous peine de paraître encore plus chers. Après la distribution, le transport, le tourisme, l’hôtellerie, l’offre à bas coûts séduit d’autres secteurs, comme la publicité, l’achat d’espace, la presse, l’automobile. Lesquels y échappent ? Le bas coût est-il transposable à tous les secteurs ? O. G. V. : Le modèle économique du bas coût, dans les compagnies aériennes, va se heurter au renchérissement du prix du kérosène. C’est donc, à terme, un modèle condamné. Reste que, aujourd’hui, le bas coût envahit tous les domaines, particulièrement sur Internet pour les biens virtuels. Même le luxe a son bas coût : c’est la contrefaçon, ou encore venteprivé.com. L’offre à bas coûts est-elle la maladie d’une économie sans inflation ? O. G. V. : Il est vrai que l’inflation masque la hausse des prix et que, dans une économie sans inflation, la lisibilité de la variable prix est plus facile. Toute augmentation, si faible soit-elle, est mal perçue.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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