Bulletins de l'Ilec

« L’immatériel fait de plus en plus la valeur des bilans » - Numéro 367

01/11/2005

Entretien avec Simon Parienté, professeur à l’IAE-Toulouse.

Vous définissez le concept de création de valeur comme correspondant à l’excédent de la rentabilité des capitaux investis. Que signifie ce ratio de rentabilité ? De quels capitaux s’agit-il ? A quelles lignes du compte de résultat correspond-il ? (1)

Simon Parienté : Le concept de création de valeur d’un exercice est un capteur d’enrichissement qui mesure l’aptitude des dirigeants d’une entreprise à obtenir du capital investi davantage que ce qu’il coûte. Le principe est simple. Des bailleurs de fonds mettent à disposition de l’entreprise des ressources. Celles-ci ont un prix. Ce coût financier doit être inférieur à ce que rapportent les emplois effectués avec les ressources mises à disposition. Si cela se vérifie, l’entreprise crée de la valeur. Dans le cas contraire, l’activité sociale appauvrit les parties prenantes et l’économie en général. Les principaux capitaux investis par une entreprise sont ceux nécessaires à l’exercice des métiers. Ils correspondent à des investissements stratégiques et à des besoins de gestion (besoins en fonds de roulement) qui varient avec la longueur du cycle d’exploitation. C’est ainsi que l’industrie supporte davantage de contraintes que la grande distribution. De tels capitaux immobilisés sont visibles dans le bilan. Ce qu’ils rapportent sont des soldes de gestion récurrents, tirés du compte de résultat, comme le surplus des produits d’exploitation sur les charges de même nature. La difficulté pratique réside dans l’estimation du coût financier des ressources, afin de relativiser la rentabilité du capital. Il faut notamment estimer une prime de risque, afin de chiffrer la rémunération des actionnaires.

Le concept de création de valeur est-il récent ? Est-il d’un emploi généralisé, dans l’analyse financière, et qu’apporte-t-il de spécifique ?

S. P. : Le concept est plutôt récent, remis à la mode par des cabinets américains, mais ce qu’il recouvre est ancien et fondateur. Il fait référence à une règle basique en finance, celle de la « valeur actualisée nette ». Ce principe sert à valoriser les actes d’investissement. Un projet de création d’actifs est utile à l’entreprise s’il est de nature à procurer plus de rentrées que de sorties de trésorerie. De telles règles, fondées sur la mesure des suppléments de valeur, se généralisent en analyse financière, parce qu’il est plus pertinent de dire, par exemple, qu’un capital coûte 8 % et rapporte 15 % que de s’en tenir à la seule information sur la rentabilité brute. Par ailleurs, l’écart entre le rendement du capital et son prix est à l’origine de la valeur ajoutée de marché, qui est l’excédent de la capitalisation boursière sur les apports comptables des actionnaires. Le cours d’une action ne peut grimper que si la rentabilité des capitaux propres est supérieure au rendement requis par l’actionnaire compte tenu du risque pris. Et c’est souvent la capacité de différenciation, par l’innovation notamment, qui procure des opportunités de croissance à l’origine de la valeur ajoutée de marché.

La période étudiée, 1999-2003, est-elle suffisamment longue pour être pertinente et mesurer la rentabilité des acteurs du secteur des pgc ?

S. P. : La période pluriannuelle de quatre ans est suffisante pour tirer, des résultats obtenus, quelques tendances lourdes, spécialement en matière de stratégie d’acquisition du profit. De toute façon, l’analyste financier qui travaille sur une plus longue période a tendance à la segmenter en fonction de paramètres contextuels, économiques et stratégiques, caractérisant des tranches de quelques années seulement. 1999-2003 est une période intéressante, car outre le fait qu’elle inclut le passage à l’euro, elle correspond à une phase de forte consolidation des marges arrière, qui ont augmenté beaucoup plus vite que les prix, et le coût de cette coopération commerciale a contribué à tendre les relations industrie-commerce.

Quelles peuvent être les conséquences de la loi Dutreil sur la rentabilité des industriels et des distributeurs ?

S. P. : La loi en faveur des PME ayant réformé la loi Galland relative aux relations entre producteurs et distributeurs, avec notamment la définition d’un nouveau seuil de revente à perte, aura très probablement des conséquences sur la stratégie des acteurs et leurs résultats. L’intégration progressive des marges arrière dans la facture d’achat est de nature à relancer une guerre des prix, puisque la grande distribution pourra réduire ses prix de revente. Concrètement, les distributeurs doivent repenser leur stratégie. Depuis quelques années, elle avait tendance à favoriser la politique de marge. Les résultats de l’étude que j’ai menée pour l’Ilec, sur la rentabilité comparée des acteurs des PGC, montrent clairement que la variable marge a, sur la performance des capitaux, un pouvoir plus fort que la maximisation du volume.

Il semble bien que les distributeurs doivent maintenant passer d’une stratégie fondée sur la capacité bénéficiaire à une autre, fondée sur la dynamique des ventes. Il leur faudra compenser la baisse prévisible de leurs marges par des réductions de charges et davantage de chiffre d’affaires, ce qui pourrait favoriser les concentrations. Le projet actuel de Carrefour, visant à supprimer 1 700 postes en France, est clairement annoncé comme le nécessaire sacrifice pour gagner en compétitivité. Sur les marchés d’actions, les gérants commencent à exclure de leurs recommandations les sociétés qui ne seront plus en mesure de faire progresser les bénéfices plus vite que les ventes. C’est le cas de celles de la grande distribution, qui devraient subir les inconvénients d’une forte pression concurrentielle. Il n’est pas sûr que les industries de consommation soient mieux traitées par le marché, tant les dynamiques des deux groupes d’acteurs paraissent interdépendantes.

Entre la progression du maxidiscompte, les nouveaux arbitrages des consommateurs et les stratégies commerciales axées sur les MDD et les premiers prix, les marques doivent-elles redéfinir leur positionnement ?

S. P. : Le positionnement devrait correspondre à un point d’équilibre entre l’innovation qui crée le besoin, par exemple, les nouveaux aliments traités comme des médicaments (alicaments), le marketing qui entretient la consommation et la pertinence du dispositif managérial, qui charpente le tout. Jean-Noël Kapferer écrit que la marque n’est pas autosuffisante. Elle n’est efficiente qu’en interaction avec le modèle d’entreprise qui la soutient. Sans être un expert en marketing ou en stratégie, je crois que les arbitrages entre premiers prix, MDD et grandes marques sont aussi des problèmes de cohabitation, ou de partage, portant sur les stades du processus de conception des produits, les cibles et les moments appropriés de consommation. On revient à la priorité accordée à cette philosophie indispensable de différenciation, propre à créer une dynamique de marge dans un contexte qui semble moins systématiquement porteur d’une logique de consommation de masse.

Quelles sont, aujourd’hui, les forces et les faiblesses des industries de biens de consommation ?

S. P. : La force des grands fabricants de PGC est fondée sur leur aptitude à proposer des biens à forte valeur ajoutée qualitative. L’étude menée pour l’Ilec révèle que la marque protège la performance, parce que cet actif est l’aboutissement d’un processus stratégique à forte dose d’investissements immatériels qui crée des barrières difficilement franchissables pour de nouveaux entrants. La vigueur des industries françaises de biens de consommation tient principalement au savoir-faire des acteurs et à l’adéquation des produits. Cela est vrai des grandes entreprises et de bon nombre de PME.

La dynamique fondamentale de la grande distribution hexagonale, très internationalisée, source de conflits, compte tenu de son poids, est aussi un atout pour le développement des activités en amont, y compris au plan transnational. Il reste que, globalement, cette industrie-là est plutôt fragmentée, surtout quand elle est comparée à la distribution, et même les tout premiers français dans l’agroalimentaire, ont une taille bien inférieure à celle des champions mondiaux. Cette double caractéristique, de taille modeste et de savoir-faire, ne protège pas les acteurs français, bien au contraire. Nous l’avons vu cet été, avec la rumeur d’une opération boursière sur le numéro un français, qui a fait bondir de 33 % le cours de son action, le rendant du même coup plus difficilement opéable. Au plan national, le tissu industriel est constitué d’un grand nombre de PME financièrement fragilisées. Collectivement, elles détruisent de la valeur, et risquent de souffrir plus encore d’une guerre des prix entre les distributeurs.

Quelles peuvent être les priorités d’une politique industrielle ?

S. P. : Si la politique industrielle est analysée sous l’angle de ses effets potentiels sur l’entreprise, et donc sur l’emploi et la croissance, les quelques éléments prioritaires sont les suivants : la compétitivité internationale qu’il faut encourager, la recherche et l’innovation à l’origine des avantages comparatifs, les partenariats qui peuvent déboucher sur des pôles d’excellence, et l’incitation à la prise de risque pour la consolidation des moyens financiers des groupes. L’entreprise doit être compétitive au moins à l’échelon de l’Europe, et être présente sur des marchés importants et rentables. La recherche-développement est censée fournir au consommateur des produits à forte valeur ajoutée et au meilleur prix. L’immatériel fait de plus en plus la valeur des bilans, et l’indépendance à long terme des entreprises. La mise en réseau des compétences, entre PME et grandes entreprises, ou entre les laboratoires de recherche et le monde des entreprises, participe à cette création de compétitivité par l’innovation. Enfin, les entreprises doivent pouvoir financer leurs projets. Il leur faut trouver davantage de bailleurs de fonds, spécialement plus d’institutionnels. Ceux-ci pourraient, de surcroît, contribuer à un meilleur contrôle des capitaux, afin d’éviter des OPA non souhaitées.

Aujourd’hui, entre 40 et 50 % de la capitalisation boursière des entreprises du CAC 40 est détenue par des non-résidents (sociétés ou fonds étrangers). Il n’est pas sûr que l’évolution qui se profile dans le secteur des produits de grande consommation, avec la baisse anticipée des prix et donc une stratégie plus axée sur les volumes, soit de nature à préserver l’indépendance ou la pérennité des entreprises, compte tenu des risques de délocalisation. Les deux dernières études que j’ai menées pour l’Ilec, consacrées au secteur des PGC et à la distribution européenne, livrent, indirectement, des informations sur cette question de l’opportunité stratégique. Tout d’abord, l’analyse des données financières de plus de trois mille sociétés industrielles et commerciales témoigne que la politique de développement par la marge crée beaucoup plus de valeur que la recherche systématique d’une forte rotation du capital. Quant à l’étude des distributeurs européens, elle révèle deux modèles bien portants, le britannique et l’espagnol. Pour les principaux distributeurs de ces deux pays, la rentabilité est acquise via une stratégie de différenciation par la marge, et non par les volumes.

(1) Auteur de la Rentabilité dans le secteur des produits de grande consommation (1999-2003), Ilec, 2005. Etude disponible en téléchargement sur le site www.ilec.asso.fr».

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.