Bulletins de l'Ilec

Sans éducation, pas d’alimentation équilibrée - Numéro 369

01/02/2006

Entretien avec Jean-Paul Laplace, directeur de recherche à l’Inra et président de l’Institut français pour la nutrition

L’économie fait-elle la loi dans nos assiettes à notre insu ? Jean-Paul Laplace : Si, de toute évidence, l’économie fait la loi dans nos assiettes, ce n’est en aucun cas à notre insu, comme en témoigne le colloque organisé par l’IFN en septembre 2005. La vraie question est de savoir comment on peut échapper à l’omniprésence des mécanismes économiques dans notre vie quotidienne, quand on dispose de faibles ressources. Trois impacts doivent être analysés : celui des prix, celui des revenus et celui des mécanismes de subvention et restitution. Les prix d’aliments de base tels que le blé ont fortement diminué au cours des deux derniers siècles, et ce sont toujours les produits dont les prix relatifs baissent qui se vendent le plus (corps gras). A l’inverse, l’augmentation du prix des légumes ne favorise pas leur consommation. L’impact des revenus est une évidence : les inégalités d’accès à l’alimentation s’aggravent pour les aliments dont les prix relatifs sont élevés. Si l’inégalité d’accès entre riches et pauvres demeure identique pour les corps gras et les viandes, elle s’aggrave pour les fruits et légumes. Enfin, les mécanismes de formation des prix sont très perturbateurs. Ils ne correspondent pas, très souvent, à la valeur des choses perçue par les consommateurs. C’est le cas des subventions à telle ou telle production, ou des restitutions pour l’exportation, liées à des politiques sociales ou économiques qui ne sont pas directement rattachées à des politiques de santé. L’augmentation des dépenses dans les domaines du transport, du logement, des télécommunications, n’oblige-t-elle pas à faire des arbitrages, dans un contexte de pression déflationniste sur les produits alimentaires, en faveur des produits moins chers et parfois de moindre qualité nutritionnelle ? J.-P. L. : Effectivement, le consommateur se trouve placé devant la nécessité de faire des arbitrages entre des denrées alimentaires de prix différents, en fonction de ses ressources personnelles, mais il le fait également en raison de la pression environnementale (dépenses de logement en forte croissance, transport, télécommunications…). On peut, à cet égard, se demander si la civilisation des loisirs n’est pas un mythe. Les campagnes publicitaires actuelles de certaines enseignes sur la baisse des prix sont un véritable scandale, car elles nient indirectement la valeur des produits et des savoir-faire. Le consommateur recherche toujours, pour ses produits alimentaires, des prix moins élevés, pour des produits qui ont l’air équivalents, car il n’a pas le temps d’analyser, devant le linéaire, la réelle qualité de ce qu’il achète. Parfois, on peut constater une réelle équivalence d’un produit vendu à des prix très différents, mais dans ce cas le consommateur peut à bon droit s’interroger sur la légitimité de ce différentiel et sur les raisons sociales (salaires moins élevés) et commerciales (partage inégal du profit) qui le justifient. L’enjeu porte sur l’existence ou non d’une harmonisation fiscale et sociale européenne. Souvent, les produits-copies ont une qualité organoleptique qui n’est pas équivalente à celle des produits de marque, et les ingrédients diffèrent, même si en termes analytiques la composition centésimale est la même. Cette différence importante n’est pas nécessairement perçue par le consommateur. Existe-t-il des bons et des mauvais produits ? J.-P. L. : Non. Les Anglais n’apprécient pas les grenouilles, les Américains ne consomment pas de lapin, les Asiatiques consomment du chien. Le poids des cultures est important. La question des « bons » et des « mauvais » produits se pose en termes de santé et de prévention nutritionnelle. Or, pour un nutritionniste, il n’existe pas de « bon » et de « mauvais » produit pour qui en fait un usage adapté et raisonnable. La tentation du législateur de multiplier les messages sanitaires distinguant les profils nutritionnels « bons » ou « mauvais » est une erreur, dont les conséquences fâcheuses apparaîtront à moyen et long terme, comme celles d’induire des comportements excessifs ou des modes de consommation déséquilibrés. L’option britannique des feux tricolores sur les produits alimentaires est une agression sociale contre la liberté et la responsabilité des personnes. Cette mesure est également susceptible de conduire à des distorsions de concurrence au détriment des produits de qualité qui font le plaisir des tables françaises. Quel est le rôle respectif de l’alimentaire et de nos modes de vie dans l’obésité ? J.-P. L. : Si notre environnement n’est pas sans incidence, par la mécanisation généralisée notamment, évitons la caricature. Le vrai problème est que nous n’avons pas tout compris dans le déterminisme multifactoriel de l’obésité. Le voile commence, pour les scientifiques, à se lever, sur un certain nombre de mécanismes qui se répercutent d’une génération à l’autre, ainsi que sur l’impact des facteurs qui interfèrent dans le développement du fœtus. Nous allons progressivement mettre en évidence que les dérives de notre société, depuis deux générations, s’illustrent sur le plan de l’obésité. Où en est le Programme national nutrition-santé (PNNS), lancé en 2000 ? J.-P. L. : Pour ma part, j’attends une véritable évaluation des actions et des changements de comportements, qui ne peuvent être mesurés que sur une longue période. Un nouveau PNNS est en préparation, tourné prioritairement vers les classes défavorisées, qui sont les moins perméables à l’information nutritionnelle. Mais sur le fond, je ne crois guère aux grandes campagnes publicitaires adressées à la population générale, et je regrette l’empilage massif de messages de prévention, qui nous font vivre dans un monde de peur totalement débilitant. Quelle est l’importance de l’innovation industrielle en termes d’équilibre nutritionnel, et comment la favoriser ? Peut-elle résister à la pression déflationniste ? J.-P. L. : En termes d’équilibre nutritionnel, l’innovation n’a pas l’évidence qu’on souhaiterait. En ce domaine, il est possible d’être en parfaite santé avec une alimentation variée et équilibrée, sans avoir recours à des innovations révolutionnaires. Aujourd’hui, le développement des aliments « santé » prend le chemin d’une sorte de compensation des anomalies de la vie moderne, en proposant des produits « zéro % de tout ». En se voulant réparateurs de désordres, ces aliments santé singent les médicaments. Le problème n’est pas tant celui de l’innovation pour tendre vers un équilibre nutritionnel que la nécessité d’une différenciation des produits pour se distinguer dans un marché saturé. Cela relève du commerce et non de la nutrition, qui ne devrait pas être un argument marketing. C’est la raison pour laquelle je dis non à l’aliment placebo, contraire aux lois de la biologie ! Quelles sont les actions que l’IFN préconise pour lutter contre les inégalités dans les assiettes ? J.-P. L. : L’IFN prône le retour à la raison et à la prise de conscience individuelle, comme l’atteste le colloque organisé en décembre 2004, illustrant la diversité des modes alimentaires dans le temps et l’espace. Aujourd’hui, un des grands enjeux est l’éducation alimentaire des enfants. L’IFN vient de charger un groupe de travail de réfléchir sur ce sujet. Mais c’est au sein de la famille que l’on peut faire le meilleur investissement, pour autant qu’elle puisse redécouvrir le savoir traditionnel. Bien sûr, l’éducation alimentaire doit être respectueuse de la nutrition, mais elle ne doit pas prétendre enseigner la nutrition à tous les mangeurs. Il faut simplement réapprendre le bon usage des aliments. La politique agricole commune doit-elle et peut-elle prendre en compte des impératifs de santé publique, en favorisant les fruits et légumes, dont la consommation est insuffisante dans les rations alimentaires ? J.-P. L. : Il est commun d’accuser la PAC de tous les maux, quand il revient à chacune des politiques de faire un pas vers l’autre, dans un arbitrage global, pour autant que l’on puisse s’affranchir des intérêts corporatistes au profit d’une analyse systémique. Grand enjeu pour l’avenir : trouver le chemin de politiques cohérentes, compatibles, pour permettre aux individus d’avoir leur place socialement, culturellement, et d’être en bonne santé, dans un contexte économique favorable. * Participant au colloque IFN 2005

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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