Bulletins de l'Ilec

Classes pauvres, classes obèses - Numéro 369

01/02/2006

Entretien avec Pierre Combris, directeur de recherche à l’Inra

Quelle influence les mécanismes économiques exercent-ils sur nos choix alimentaires ? Est-elle prédominante ? Pierre Combris : Les mécanismes économiques exercent une influence directe sur nos choix alimentaires de deux façons : d’une part, le revenu dont nous disposons conditionne le montant total de notre budget alimentaire; d’autre part, les prix relatifs des aliments déterminent la façon dont nous allons allouer ce budget entre les groupes d’aliments, puis entre les produits de chaque groupe. Les relations entre le revenu et le budget alimentaire sont étudiées depuis le milieu du XIXe siècle. Les régularités observées sont remarquables : la croissance des dépenses alimentaires en valeur absolue et leur décroissance en valeur relative se vérifient aussi bien dans le temps, lorsque le revenu augmente, qu’à un moment donnée entre des pays, ou qu’entre des ménages de niveau de vie divers dans un même pays. L’effet des prix relatifs est également très significatif : les aliments dont les prix relatifs baissent bénéficient systématiquement d’une demande en plus forte croissance. En longue période, les effets cumulés peuvent être très importants (entre les variétés de viandes, par exemple, ou entre les produits frais et les produits transformés). Ces effets découlent directement de l’impact du progrès technique sur la productivité des différentes branches de la production. Dans la durée, on peut considérer que l’influence des facteurs économiques (hausse du revenu et effets des prix relatifs) est prépondérante. Mais il ne faut pas oublier que les mécanismes économiques ne font qu’exprimer des forces sous-jacentes comme le progrès technique et la capacité à produire. Que faut-il entendre par « transition nutritionnelle » ? P. C. : La transition nutritionnelle est une phase de changement de la structure nutritionnelle du régime alimentaire d’une population donnée. Schématiquement, elle se traduit par le passage d’une alimentation peu variée, riche en fibres et pauvre en graisses, à une alimentation variée, riche en graisses et en sucres simples. Elle s’accompagne d’une baisse de l’activité physique et plus généralement d’un changement de style de vie. Cette transition, qui s’est déroulée sur plus d’un siècle dans les pays développés, survient aujourd’hui à des niveaux de développement économique moins élevés et de façon beaucoup plus rapide. Elle est en effet accélérée par la forte baisse du prix des graisses végétales et des sucres, et elle est fortement favorisée par l’urbanisation, qui transforme fondamentalement l’offre alimentaire. Cette transition nutritionnelle accélérée explique que les pays en développement soient confrontés à la fois à des problèmes de malnutrition et à des problèmes de surpoids et d’obésité. La France présente-t-elle une situation spécifique ? P. C. : Non, comme les autres pays développés, la France a connu une transition nutritionnelle progressive qui a duré grosso modo de 1880-90 à 1980-90. Cette évolution a profondément modifié la structure nutritionnelle de notre régime alimentaire, faisant diminuer la part des glucides de 70 à environ 45 % de la ration calorique, pendant que celle des lipides augmentait de 17 à 42 % environ. La transition nutritionnelle a été plus tardive en France qu’en Grande-Bretagne par exemple, c’est sans doute pourquoi les pathologies chroniques d’origine alimentaire y sont pour l’instant moins fréquentes. Comment les déterminants socio-démographiques (éducation, âge, génération, zone d’habitation…) peuvent-ils nous aider à comprendre les différences de consommation entre les individus ? P. C. : Les caractéristiques sociodémographiques influent sur la consommation de multiples façons, car elles sont liées à la fois aux besoins et aux préférences (âge et sexe par exemple), aux habitudes et à la culture alimentaire (âge, catégorie socioprofessionnelle, région d’habitat), mais aussi aux contraintes (revenu, éducation). Tout cela fait que les caractéristiques sociodémographiques sont très corrélées à la consommation des différentes catégories d’aliments, et permettent d’expliquer une large part de sa variation. Il reste cependant une partie inexpliquée, qui renvoie à d’autres déterminants (traits de la personnalité, préférences sensorielles, physiologie…) ou peut-être tout simplement au hasard, lorsqu’il s’agit de choisir entre des produits alimentaires dont les variantes sont parfois bien proches les unes des autres. Existe-t-il des produits pour lesquels la consommation est plus égalitaire ? P. C. : Les inégalités en matière de consommation alimentaire sont directement liées au prix des produits. On sait que les aliments sont d’autant moins chers que leur densité énergétique est élevée et leur densité nutritionnelle faible. Cet état de fait a deux conséquences. D’une part les ménages pauvres surconsomment des aliments qui apportent beaucoup d’énergie et peu de nutriments. D’autre part les inégalités de consommation sont plus faibles pour ces produits que pour les produits plus chers : aujourd’hui, en France, la consommation des corps gras ou des viandes est beaucoup plus égalitaire que la consommation des fruits et légumes. Comment maîtriser les mécanismes économiques qui façonnent notre alimentation, les prix qui baissent le plus n’étant pas ceux des produits dont il serait souhaitable d’augmenter la consommation (légumes) ? P. C. : L’évolution des prix relatifs dépend, nous l’avons dit, des gains de productivité dus aux progrès techniques. Ces progrès n’ont pas de raison particulière d’être en phase avec l’évolution des besoins nutritionnels. Et en ce moment ils ne le sont pas. Le problème est qu’il est très difficile de corriger l’évolution relative des prix, par des taxes ou des subventions. On peut agir à court terme avec des outils de ce type (de préférence en favorisant la baisse du prix des bonnes options, plutôt qu’en taxant les mauvaises), mais l’important est de conduire une politique favorisant l’innovation dans les branches dont on souhaite développer la consommation. A terme, l’effet sur les caractéristiques des produits et sur les prix relatifs sera favorable, et c’est le meilleur moyen de faire évoluer durablement la consommation. Les campagnes d’information et de sensibilisation sont-elles pertinentes au regard de l’obésité, en forte hausse ? P. C. : Pertinentes oui, mais pas suffisantes. On ne modifie pas des comportements uniquement par l’information, surtout lorsqu’il s’agit d’habitudes alimentaires qui dépendent de multiples décisions prises de façon quotidienne. Il est important d’informer, et l’on sait que l’information modifie progressivement les comportements, mais il faut également agir sur les prix, sur les caractéristiques des produits et sur l’environnement alimentaire, de façon que les bons choix nutritionnels soient aussi les choix les plus faciles à faire sur le plan matériel et économique. * Participant au colloque IFN 2005

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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