Des prescriptions contradictoires selon les époques - Numéro 369
01/02/2006
Le prix de la Recherche en nutrition que vous a décerné l’IFN en 2005 récompense vos travaux en anthropologie de l’alimentation et de la santé. Comment définir cette discipline ? Annie Hubert : C’est une science sociale qui étudie la relation entre les hommes et leurs aliments. En tant que discipline bioculturelle, cette science se distingue de la sociologie en faisant appel à la fois à la nature et à la culture. Elle étudie la diversité des manières dont les cultures font face aux besoins alimentaires. L’anthropologie de l’alimentation étudie la gestion culturelle du fait biologique dans le passé, le présent et l’avenir. Cette science est-elle récente ? A. H. : L’anthropologie de l’alimentation n’est pas une science récente. Ses origines anglo-saxonnes remontent aux années 1930 et elle a évolué avec l’anthropologie. On doit à Audrey Richards puis à Margaret Mead d’avoir posé les bases méthodologiques de cette science. En France, Lévi-Strauss a abordé théoriquement le thème de l’alimentation et de la cuisine, et Igor de Garine s’est fait connaître par ses actions sur le terrain, en partenariat avec la FAO, puis au CNRS. Que nous apporte-t-elle pour comprendre nos choix alimentaires ? A. H. : On peut souligner que ce qui est consommable n’est pas nécessairement comestible, car cela dépend des cultures. Il en est ainsi de certains insectes, aliments recherchés dans certaines cultures et ignorés ou provoquant le dégoût dans d’autres. Cette science nous éclaire sur les systèmes de production, les manières de conserver et de cuisiner les aliments, la structure des repas, le rôle des aliments dans la communication. Chaque culture a sa spécificité, qui définit les choix alimentaires. Dans une même société, ces choix peuvent varier dans le temps, selon les goûts, les valeurs attribuées aux aliments et les catégories sociales. Soulignons, contre les mythes de la mondialisation et de l’uniformisation, que nos choix alimentaires sont de plus en plus divers. Cette science peut-elle définir les bons et les mauvais produits ? A. H. : Comment définir un bon produit ? Est-il bon pour le goût, la santé, l’économie (en termes de profit), le portefeuille de la ménagère (produit pas cher), sa capacité à valoriser le consommateur ? Sur le plan de la santé, la connaissance nutritionnelle et biologique des aliments s’est singulièrement enrichie depuis un siècle. Il y a eu des prescriptions contradictoires selon les époques. La recherche actuellement menée sur l’effet des nutriments sur les gènes conduirait à définir, selon les génotypes, une alimentation spécifique. Le totalitarisme alimentaire nous guette. Il pourrait détruire le rôle social, convivial et humanisant de la nourriture. Notre sociabilité ne s’est-elle pas construite autour du partage de la nourriture ? Une alimentation saine n’est pas définissable par une série de règles d’hygiène rigides. Elle doit tenir compte des spécificités, des goûts, des cultures et de leurs normes corporelles. L’alimentation méditerranéenne est-elle meilleure pour la santé ? A. H. : Entre l’analyse scientifique et la réalité du terrain, l’écart est grand. Il n’existe pas « une » alimentation méditerranéenne. Les quantités de poisson et d’huile d’olive consommées dans ces régimes sont dans l’ensemble plus faibles que celles de produits ovins, porcins ou caprins et que celle de corps gras saturés. L’alimentation méditerranéenne est une création idéalisée des scientifiques. Elle participe d’une croisade morale. Pour autant, ce modèle alimentaire est plutôt bon pour la santé. On pourrait également mettre en avant le modèle de l’Asie du Sud-Est, nutritionnellement comparable. Au reste, les Français découvrent depuis quelques années ces cuisines d’ailleurs, dont également la japonaise, que l’on pourrait qualifier d’ « anticuisine française » mais source de nouveaux plaisirs gustatifs et hédonistes. Quelles variations de comportements alimentaires observez-vous en France ? A. H. : Nous pouvons souligner l’ouverture vers la variété, non seulement des aliments mais aussi des cuisines dites du monde. Des produits aujourd’hui courants étaient inconnus ou exotiques il y a une dizaine d’années. C’est le côté positif de la mondialisation. Les choix et les pratiques culinaires français se sont singulièrement enrichis, aussi bien à domicile que dans la restauration hors domicile, comme l’atteste la multiplication des restaurants « ethniques ». La France, longtemps ethnocentrique, et nationaliste sur le plan alimentaire, s’ouvre au monde. Comment conjurer la diabolisation de l’industrie agro-alimentaire ? A. H. : Les dérives de certains industriels ne doivent pas conduire à la diabolisation de tous. C’est grâce à l’industrie agroalimentaire que l’Europe est rapidement sortie des carences et des disettes de la dernière guerre mondiale. Sans elle, comment pourrait-on nourrir une population largement urbaine, à moins d’installer sur chaque balcon un potager ? Soulignons également ses efforts en termes de sécurité alimentaire, bien supérieurs à ceux d’une production « locale », et sa participation à la recherche, à l’amélioration des productions et des produits dans le sens de la santé publique. Les comportements alimentaires humains ne sont pas uniquement tributaires de l’offre industrielle, ils dépendent aussi des représentations culturelles concernant le corps et la santé.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard