Agir par... l’action ! - Numéro 370
01/03/2006
Vous avez réalisé, avec Augustin Landier (1), une étude sur le patriotisme économique pour le compte de l’Institut Montaigne. Ce concept se distingue-t-il du protectionnisme, arme traditionnellement utilisée en période de crise, et du dirigisme, abandonné depuis les années 1980 ? David Thesmar : Il ne s’en distingue pas vraiment. Il est une version remodelée du protectionnisme sur les marchés financiers, et du Meccano industriel. Évidemment, on n’empêche plus les investisseurs étrangers d’acheter des actions de nos grandes sociétés cotées, ni même d’acheter des sociétés françaises plus petites ou non cotées. Mais le marché financier est un marché des dividendes et un marché des droits de vote. De ce point de vue, l’attitude du gouvernement est de refuser l’internationalisation de ce marché du contrôle des entreprises. En ce qui concerne le Meccano pompidolien, on avait pu croire que l’État avait perdu cette mauvaise habitude, contractée pendant les Trente Glorieuses, puis abandonnée au milieu des années 1980. à l’origine de cet abandon, le constat fait par l’administration de son incapacité à juger des mérites de telle ou telle fusion (on se rappelle l’exemple désastreux de Schneider). Les tentatives actuelles sont de ce point de vue un oubli des leçons de l’histoire. Pourquoi observe-t-on, aujourd’hui, un tel consensus autour de ce concept ? D. T. : Probablement parce que les champions nationaux ont une visibilité médiatique excessive. Ils font partie de notre tissu industriel depuis très longtemps, et sont le symbole, dans l’esprit des Français, de la réussite passée de notre pays. Mais il faut garder à l’esprit qu’ils investissent, paient des dividendes et créent des emplois à l’étranger, pas sur notre territoire. Au total, ce sont les petites entreprises, bien moins visibles, qui sont des créatrices nettes d’emplois. Nos grands fleurons en détruisent, en France, plus qu’ils n’en créent. Ce sont des bijoux de famille : leur valeur affective vient de ce qu’ils nous rappellent la grandeur passée de notre pays, mais ils ne nous rapportent rien. La vraie question est : combien sommes-nous prêts à payer pour les garder ? Le patriotisme économique joue-t-il en faveur de la croissance ou contre elle ? D. T. : En concentrant l’attention et les ressources sur les gloires anciennes, le patriotisme économique fige l’économie dans le statu quo. La croissance, c’est le résultat d’un processus continuel de création et de destruction : les nouvelles entreprises remplacent les anciennes parce qu’elles servent mieux leurs clients, leurs actionnaires, et aussi leurs employés. Si l’on soutient artificiellement les vieilles entreprises, on empêche les nouvelles d’émerger. Résultat, notre tissu industriel vieillit. Au États-Unis, seules six des vingt-cinq premières entreprises existaient dans les années 1960. En France, les vingt-cinq premières entreprises existaient toutes en 1960, la plupart bien avant. Le patriotisme économique peut-il être sélectif ? La protection des secteurs (au nombre de onze) jugés stratégiques par l’État vous paraît-elle pertinente ? Ne faut-il pas déplacer le centre de gravité du patriotisme au niveau européen ? D. T. : Oui, le patriotisme économique peut être sélectif, et l’on peut comprendre que les actionnaires de certains secteurs liés à la sécurité nationale aient des droits de propriété plus limités. On sacrifie dans ce cas de l’efficacité économique pour la bonne cause. Les entreprises protégées sont moins bien gérées et leurs produits sont plus chers ; mais on est sûr de l’approvisionnement de la nation. Reste que je suis plutôt hostile à l’extension de cette liste de secteurs stratégiques au-delà de l’armement. Ce n’est pas parce qu’une société est étrangère qu’elle va fournir un plus mauvais service à la collectivité, tant qu’on peut payer. Le vrai problème, finalement, c’est d’être en mesure de payer le prix de marché, et donc d’avoir de la croissance. Si la Russie a pu refuser à l’Ukraine de la fournir en gaz, c’est que l’Ukraine ne voulait pas payer le prix du marché. En ce qui concerne le patriotisme européen, j’observe qu’il existe surtout à Bruxelles et dans la sphère médiatique. Notre refus de laisser acheter Suez par des Italiens, ou celui du gouvernement espagnol de céder le contrôle d’Endesa à E.On, en est la preuve. Si l’on veut vraiment être européen, il faut aller au-delà des belles formules. Peut-on à la fois défendre « l’entreprise France » en Inde et s’opposer à l’OPA de Mittal sur Arcelor ? D. T. : Rappelons qu’Arcelor sortait lui même d’un opération hostile sur le canadien Dofasco. Vous posez la question de la réciprocité : le libre-échange, et les gains qui lui sont associés, se fonde sur le fait que tout le monde joue la règle du jeu. Il faut se garder de la tentation mercantiliste. à nouveau, l’histoire nous met en garde contre les solutions faciles. Après la crise de 1929, certains pays ont cru bon d’interdire les importations pour soutenir leur tissu industriel local. Les autres ont immédiatement fait de même, occasionnant une désorganisation généralisée de l’économie mondiale. Dans le domaine financier, les risques sont analogues : que ferions nous si nous ne pouvions diversifier nos portefeuilles à l’étranger ? Que feraient nos entreprises si elles n’avaient plus accès aux capitaux mondiaux ? Que pensez-vous de la « pilule empoisonnée » proposée par Bercy pour lutter contre les OPA hostiles ? D. T. : Rappelons qu’une OPA hostile, c’est une OPA hostile à la direction de l’entreprise ! Elle n’est pas hostile aux actionnaires, qui empochent en général une confortable prime, et qui peuvent toujours dire non. Elle n’est en général pas hostile aux employés de l’entreprise, à moins que celle-ci ne soit déjà en difficulté. A priori, le prédateur a besoin des salariés et des autres parties prenantes pour exploiter les actifs de sa cible. Ce sont donc les cadres supérieurs de la cible qui ont le plus à perdre, que ce soit directement leur poste, ou simplement en termes d’opportunités de carrière (surtout si le prédateur est étranger). En général, une offre cesse d’être hostile lorsque l’équipe dirigeante reçoit des assurances, ou une compensation financière. Il y a quelque chose de particulièrement obscène lorsque le management de l’entreprise attaquée cache la défense de ses intérêts derrière la défense des petits employés. La pilule empoisonnée du ministre de l’Économie et des Finances, Philippe Breton, est donc une façon de protéger le management et les cadres supérieurs de la cible, au détriment de ses actionnaires. De ce point de vue, nous importons une technologie juridique américaine que la jurisprudence a laissé se développer, mais que beaucoup, outre-Atlantique, considèrent maintenant comme illégale… Mais les grands patrons du CAC 40 ont applaudi. Cherchez l’erreur. Quelles réformes préconisez-vous pour que les entreprises du CAC 40 ne tombent pas définitivement aux mains d’investisseurs étrangers, qui en détiennent déjà près de la moitié ? D. T. : Dans notre note réalisée pour l’Institut Montaigne(2), Augustin Landier et moi-même préconisons un patriotisme économique plus offensif et moins toxique pour la croissance. Si les Français veulent être les maîtres de leurs entreprises, et s’ils veulent pouvoir dire non à un prédateur étranger, ils doivent devenir propriétaires de leurs champions nationaux. Cela passe par une réforme de l’architecture financière française, qui privilégie à l’heure actuelle l’épargne de court et moyen terme, donc l’investissement en bons du Trésor. Résultat : les Français détiennent leur dette publique, mais pas leurs entreprises. C’est un très mauvais calcul puisque, sur une longue période, les obligations d’État rapporte environ 1 % l’an une fois l’inflation déduite, alors que les actions rapportent environ 6 % l’an, pour des niveaux de risque similaires. Une telle réforme de notre système financier serait donc souhaitable à double titre : elle augmenterait le rendement de l’épargne des Français, donc la consommation, et elle leur redonnerait le contrôle de leurs champions nationaux. 1) Professeur à la New York University 2) www.institutmontaigne.org
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard