Du bon usage d’un droit mondial de la concurrence - Numéro 373
01/07/2006
Pourquoi avoir accepté de diriger une thèse sur le thème « Droit de la concurrence et globalisation » et en quoi cette thèse ouvre-t-elle un nouveau champ de recherche ? Louis Vogel : L’internationalisation des échanges et des investissements s’est accompagnée d’une internationalisation des comportements anticoncurrentiels. Aujourd’hui, les ententes sont internationales. Les Etats sont mal armés pour y faire face et pour les contrôler. Pour être efficace, le droit de la concurrence doit dépasser le cadre national. Depuis plusieurs années, des pratiques anticoncurrentielles sont mises en lumière à l’échelon mondial : cartels des vitamines (États-Unis, Canada, UE), abus de position dominante de Microsoft dans les années 1990, fusions transfrontières. La mondialisation des comportements anticoncurrentiels justifie-t-elle l’adoption d’un droit de la concurrence mondial ? L.V. : Un mouvement vers l’adoption d’un droit de la concurrence mondial se dessine, en particulier au sein de l’OMC ou de l’OCDE. L’unification des règles en ce domaine est favorisée par le fait que les droits nationaux se ressemblent beaucoup, que des modèles dominants se sont progressivement imposés dans certaines zones régionales (Amérique, Europe,…) et que l’histoire et la culture ne constituent pas des obstacles dirimants, alors que la théorie économique tend plutôt au rapprochement. De telles pratiques ne pourraient-elles pas être appréhendées dans chaque pays, en appliquant le droit national existant ? L.V. : C’est la solution actuelle. Elle est praticable grâce aux accords de coopération que les Etats peuvent conclure les uns avec les autres, mais elle est fondamentalement insatisfaisante dans la mesure où elle risque de déboucher sur des conflits de décisions ou des doubles sanctions et de se heurter à des difficultés d’exécution insurmontables. En l’absence de droit mondial, des conditions juridiques disparates ne risquent-elles pas de favoriser toujours les agents économiques les plus internationalisés, qui peuvent choisir de s’installer dans des pays ne disposant pas de législation sur la concurrence ou plus laxistes dans son application ? L.V. : L’implantation des opérateurs est largement dépendante de l’activité économique. Or, les pays les plus développés sont aussi ceux qui ont adopté les droits de la concurrence les plus sophistiqués. Les affaires Boeing-MacDonnell-Douglas et GE-Honeywell ont mis en évidence les risques que des décisions divergentes soient prises par plusieurs pays pour une même affaire. Quelles sont les conséquences pour les entreprises ? L.V. : Les divergences se résolvent par l’application du droit le plus sévère. C’est la fameuse théorie de la double barrière. Il suffit bien souvent qu’un pays s’oppose à l’opération pour qu’elle soit remise en cause dans sa globalité. Pour les entreprises, la situation n’est pas satisfaisante. Les affaires citées mettent aussi en lumière les liens entre pouvoir politique et autorités de la concurrence. Celles-ci ne devraient-elles pas être indépendantes de l’exécutif ? L.V. : On constate, dans l’ensemble des pays qui se sont dotés d’un droit de la concurrence, une tendance à l’autonomie croissante de celui-ci par rapport aux influences politiques. En France, le Conseil d’Etat vient de renforcer très sensiblement son contrôle sur les décisions du ministre dans le domaine des concentrations. En Allemagne, le ministre ne peut accorder d’exemption dans ce domaine que dans des cas exceptionnels. Les décisions contradictoires ne justifieraient-elles pas, à défaut d’un droit de la concurrence mondial, une harmonisation des législations ? L.V. : L’harmonisation des législations ne suffit pas à supprimer les contradictions comme le montrent les conventions portant loi uniforme dans le domaine du droit international privé. Il faut aussi un organe unique d’interprétation. L’application extraterritoriale du droit de la concurrence est-elle également une réponse aux comportements anticoncurrentiels ? L.V. : Pour l’heure, c’est la seule réponse lorsque les entreprises ont leur siège à l’extérieur du territoire affecté par les pratiques anticoncurrentielles. Mais la difficulté se situe sur le plan de l’exécution, les Etats se montrant extrêmement réticents à ce que leurs entreprises, c’est-à-dire leurs « ressortissants », soient sanctionnées par des souverains étrangers. La coopération entre autorités de la concurrence est-elle efficace contre les pratiques anticoncurrentielles ? L.V. : Bien sûr, la coopération entre autorités de concurrence accroît l’efficacité du contrôle lorsqu’une pratique produit des effets dans différents Etats. Elle est d’ailleurs particulièrement développée en Europe du fait de la création du réseau européen d’autorités de la concurrence. Mais elle n’est pas sans poser de problèmes du point de vue des droits de la défense dans la mesure où les garanties offertes par les différentes autorités ne sont pas les mêmes. Le problème se pose en particulier en ce qui concerne les programmes de clémence. Dans les pays disposant d’une législation de la concurrence se multiplient les programmes de clémence, qui permettent à un acteur d’une entente illicite d’obtenir une réduction de peine s’il contribue à prouver l’infraction. De tels programmes sont-ils efficaces contre les ententes internationales ? L.V. : Ces programmes sont efficaces contre toutes les ententes, qu’elles soient internes ou internationales. Il est vrai que les ententes internationales sont particulièrement concernées car les entreprises anglo-saxonnes sont beaucoup moins réticentes que leurs homologues continentaux à dénoncer une entente pour obtenir une réduction de peine. Pour des raisons socioculturelles et historiques, la délation est mal vue dans nos pays et je crois que l’on ne mesure pas bien à l’heure actuelle les conséquences que l’importation de ces pratiques peut avoir sur nos systèmes juridiques. Quels sont les principaux obstacles à l’existence d’un droit de la concurrence mondial ? L.V. : Le principal obstacle réside dans la volonté des Etats à ne pas se départir d’un pouvoir de contrôle qui touche de très près à leur souveraineté. Le second résulte du fait qu’il existe aujourd’hui des différences entre les règles et les pratiques, notamment entre les deux modèles dominants que sont les modèles américain et européen.
Propos recueillis par Anne de Beaumont et Jean Watin-Augouard