Un domaine encore en chantier - Numéro 377
01/12/2006
Le 1er décembre est-elle une date charnière dans l’histoire de la concurrence en France ? Guillaume Cerutti : Oui. L’ordonnance du 1er décembre 1986 est un des textes fondateurs de notre économie, qui a mis fin à quarante années de contrôle des prix et de réglementation contraignante de l’économie, et restauré la libre concurrence. Ce texte a connu depuis plusieurs réformes, qui n’ont pas modifié ses lignes directrices. Comment justifier la singularité française du droit des pratiques commerciales restrictives ? Un toilettage est-il nécessaire ? G. C. : Le droit des pratiques restrictives est ancien, puisqu’il trouve sa source dans les ordonnances de 1945 et que l’interdiction de la revente à perte date de 1963. Les deux piliers de ce droit sont la transparence des relations commerciales et la lutte contre les pratiques déloyales. Ils conservent leur utilité, et les objectifs qu’ils poursuivent ne sont pas spécifiques au droit français. D’autres préoccupations sont venues s’y ajouter, comme la protection du petit commerce, des PME et des producteurs agricoles. Cependant, il est vrai que ce droit, issu de strates successives de réglementation, est souvent jugé complexe. Un chantier de modernisation et de simplification pourra être envisagé dans le cadre de l’évaluation de la loi du 2 août 2005, qui aura lieu fin 2007. Pensez-vous souhaitable d’envisager la suppression de l’interdiction de revendre à perte ? G. C. : A l’instar du rapport d’experts que présidait le premier président de la Cour de cassation, Guy Canivet, et de beaucoup d’observateurs, j’estime que la question mérite d’être posée, et cela pour plusieurs raisons. Une raison d’efficacité tout d’abord : le concept français d’interdiction de revente à perte obéit à une définition juridique plus qu’à une logique économique. Cela peut conduire à des absurdités, lorsque le franchissement est mineur et qu’il n’a nui à personne – et a même bénéficié au consommateur. A l’inverse, une simple sanction pénale pourra être insuffisamment dissuasive et trop tardive, s’il s’agit de sanctionner une pratique de prix prédateurs durable, dont l’objectif a été d’évincer du marché un concurrent. Regardons ce qui se passe en Allemagne, où les prix abusivement bas sont sanctionnés plus rarement que les franchissements de seuils de revente à perte en France, mais sur le fondement de l’analyse des effets économiques, et beaucoup plus lourdement que chez nous. Un principe de réalité, ensuite : le calcul du seuil de revente à perte est aujourd’hui très complexe, puisqu’il faut déduire du prix facturé de chaque produit la quote-part de l’ensemble des avantages financiers qui lui revient. Un objectif de simplification, enfin : l’allégement de l’obligation de calculer les marges arrière en pourcentage du prix du produit, et de rendre compte chaque année de leur niveau, ne sera possible qu’à cette condition. Toutefois, si l’interdiction de la revente à perte devait être remise en cause, j’estime que nous devrions, au même moment, nous poser la question de l’adaptation de notre réglementation sur les prix abusivement bas (article L. 420-5 du Code de commerce). Celle-ci permet certes la saisine du Conseil de la concurrence, mais elle est rarement utilisée, et ne concerne pas actuellement la revente en l’état. La répartition des rôles entre Conseil de la concurrence et DGCCRF est-elle satisfaisante ? G. C. : Pour répondre à votre question, il faut partir des résultats obtenus. Un premier indicateur de résultats est fourni par le nombre de dossiers traités par la France en matière de pratiques anticoncurrentielles. Les statistiques disponibles au sein du Réseau européen de la concurrence montrent que la France est le pays qui traite le plus grand nombre de dossiers chaque année. Un deuxième indicateur tient au nombre de saisines du Conseil de la concurrence opérées par le ministre de l’Economie et des Finances, et à leur qualité. J’observe que nos saisines en matière de pratiques anticoncurrentielles représentent chaque année à peu près 20 à 30 % des saisines totales du Conseil, mais pèsent pour près de 70 % des décisions de sanction. Un troisième indicateur peut être trouvé à travers le jugement que nos pairs portent sur le système français. Par exemple, la Global Competition Review réalise un classement annuel où figure très honorablement la France. Notons que beaucoup de pays – comme le Royaume-Uni, souvent cité en exemple – disposent également d’un dualisme institutionnel en matière de concurrence. Je considère que ces résultats satisfaisants sont en bonne partie à mettre à l’actif de l’efficacité de la répartition des rôles entre le Conseil de la concurrence et la DGCCRF. Ces deux institutions sont en effet complémentaires. La DGCCRF bénéficie notamment de son maillage territorial, et de la formation spécifique que reçoivent ses enquêteurs. Ma priorité, dans nos relations avec le Conseil, est surtout de veiller à ce que nous valorisions au mieux ces complémentarités. C’est pourquoi je tenais beaucoup à ce que nous signions une charte de coopération qui fixe à chacun des objectifs de rapidité et d’efficacité. Cela a été fait au début de 2005, et les deux premières années d’application montrent des résultats très encourageants. Quelle est, dans ce dispositif, l’utilité de la Commission d’examen des pratiques commerciales ? G. C. : La CEPC est une institution utile, dont le rôle doit être plus affirmé encore. Elle est déjà un lieu d’échange entre acteurs des relations commerciales. Elle doit devenir davantage un lieu de régulation, à travers les avis qu’elle rend sur saisine du gouvernement, ou sur saisine des professionnels : je forme à cet effet le vœu que le nombre de saisines de la CEPC s’accroisse. Elle peut enfin s’imposer comme une instance privilégiée de conseil des pouvoirs publics. A ce titre, la CEPC a un rôle éminent à jouer dans la réflexion sur l’avenir de la réglementation des relations commerciales. Je suis très optimiste sur le devenir de la CEPC, au regard de l’impulsion que lui donne son président, M. Leclercq. Comment souhaitez-vous voir évoluer les missions de la DGCCRF ? G. C. : La DGCCRF sort de deux années de réformes, qui nous ont permis de préparer l’avenir. Nous nous sommes dotés d’une programmation annuelle plus efficace, avec l’instauration d’une directive nationale d’orientation (DNO), qui fixe chaque année nos principales priorités. Ce document est public. Il est élaboré en tenant compte de consultations extérieures qui associent notamment les autres autorités de régulation – dont le Conseil de la concurrence –, les associations de consommateurs et les professionnels réunis au sein du Conseil national de la consommation. Nous avons manifesté notre souci d’améliorer nos moyens et techniques d’observation des marchés, pour nous permettre de nous concentrer sur les dysfonctionnements majeurs. Notre organisation territoriale a été repensée, pour faire de l’échelon régional l’échelon de référence, et pour renforcer le rôle d’animation joué par la direction nationale d’enquête, qui conduit les investigations les plus lourdes, notamment dans le domaine des pratiques anticoncurrentielles. Nous avons également signé avec la direction du Budget un contrat pluriannuel de performances qui couvre la période 2006-2008, et qui nous donne une véritable feuille de route. Celle-ci prévoit notamment une plus grande part d’activité de nos agents en matière de concurrence (pratiques anticoncurrentielles et pratiques restrictives de concurrence), une orientation plus marquée vers les secteurs des services, où nous ressentons une plus grande demande de protection de la part des consommateurs, et une amélioration de l’efficacité des suites données à nos actions de contrôle. Sur ce dernier point, je suis très satisfait que la DGCCRF soit dotée depuis 2005 du pouvoir de transaction, dont nos services font d’ores et déjà un usage important. Une éventuelle procédure d’action collective devrait-elle inclure le champ du droit de la concurrence, ou se limiter aux litiges dans le domaine de la consommation ? G. C. : Il faut commencer par se doter d’une procédure d’action de groupe offrant de réelles possibilités aux consommateurs victimes de préjudices économiques de petit montant, tout en évitant les risques de recours abusifs observés dans certains pays. Tel est l’objectif du projet de loi en faveur des consommateurs, présenté en conseil des ministres le 8 novembre dernier, qui contient en son article 12 des dispositions modifiant le Code de la consommation et offrant une nouvelle possibilité d’action en justice, dénommée action de groupe, en complément des différentes actions déjà ouvertes aux associations de consommateurs. Le dispositif proposé prévoit que l’introduction d’une action de groupe est ouverte aux seules associations de consommateurs agréées au plan national. L’objet de l’action est de permettre la réparation des préjudices matériels et des troubles de jouissance subis par des consommateurs, nés du manquement total ou partiel d’un même professionnel à ses obligations contractuelles. A ce stade, l’exigence d’une faute contractuelle de la part du professionnel comme cause du dommage subi par les consommateurs ne permettrait probablement pas la réparation des préjudices causés aux consommateurs par des pratiques anticoncurrentielles.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard