« Manducate et bibite » - Numéro 378
01/02/2007
Il s’agit d’abord, pour traiter du plaisir dans l’optique chrétienne, de lever une ambiguïté. Le christianisme est souvent présenté, surtout par ceux qui ne croient pas au ciel, comme une purge, un sacrifice, un dolorisme. Le contraire du plaisir et, en particulier de l’hédonisme manducatoire, réduit, par les héritiers du petit père Combes, au fait de « bouffer du curé ». La purge, le Christ fait allusion de façon très réaliste à ses vertus purificatrices, lorsqu’il s’écrie en Matthieu (XV, 17) : « Ne comprenez-vous pas que tout ce qui pénètre dans la bouche passe dans le ventre et est rejeté aux lieux d’aisance ? Mais ce qui provient de la bouche sort du cœur et c’est cela qui trouble l’homme. Car c’est du cœur que sortent les mauvaises pensées… » Le péché ne consiste pas à manger, pas même le jour du sabbat (Mc, II, 23), mais à exhaler le mal lorsque, dans le cœur, il a pris la place où la tradition ascétique voit le lieu de la rencontre avec Dieu(1), la théosis. Le sacrifice, celui du bélier (en lieu et place d’Isaac) et surtout celui de l’agneau pascal, figure de l’Agneau qu’est le Christ lui-même, joue un rôle central dans l’économie divine, tant l’offense faite par l’homme, en l’espèce Adam, à Dieu est grave. A ce point qu’elle corrompt l’humanité entière(2), laquelle, dans ces conditions, ne peut être rédimée que par Dieu lui-même. Pour autant, le christianisme est tout le contraire d’une ataraxie sacrificielle. René Girard a fait litière de cette idée. Contrairement au meurtre rituel du bouc émissaire qui est coupable, parce que chargé des fautes de la communauté et immolée par celle-ci pour sa purification, le Fils de l’homme est innocent. Il prend sur lui les péchés de l’humanité, afin de la racheter en un acte unique et définitif. Il n’est pas « contraint chaque jour, comme les grands prêtres, d’offrir des sacrifices, d’abord pour ses propres péchés, ensuite pour ceux du peuple, car cela il l’a fait une fois pour toutes en s’offrant lui-même » (Hb, VII, 27). Dolorisme enfin. Quiconque a suivi les processions pénitentiaires à Sartène ou à Séville, visité les églises coloniales du Pérou ou d’Equateur, contemplé les œuvres de Zurbaran, ne peut éluder la question du dolorisme. Le désespoir du moine a un nom, c’est l’acédie ; celui du fidèle un autre, c’est la déréliction ; celui du Christ est l’athéisme, lorsqu’il s’écrie sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (3). Le Christ doit s’anéantir en tant qu’hypostase divine, au sens propre du terme, devenir négation de lui-même, autrement dit a-thée(4) par sa projection dans la seule condition humaine, et de là connaître la mort, à seule fin de mieux reparaître en gloire à la droite de Dieu, ayant vaincu la mort. C’est pourquoi le christianisme n’est pas doloriste. C’est un hymne à la vie, mais à la vie éternelle rendue manifeste sur terre, au troisième jour. Folie de l’économie divine, selon Athanase ou Irénée, car « Dieu est devenu homme pour que l’homme puisse devenir Dieu ». Rien de moins. Les esprits chagrins objecteront qu’il y a loin de l’absence de douleur à l’expression du plaisir, surtout celui du corps. Et de souligner que l’ascète passe sa vie à jeûner et tout bon orthodoxe à réfréner ses appétits, le vendredi, voire le mercredi durant le grand carême ou le petit. Rien n’est plus vrai, mais rien n’est plus faux(5). Le mémorial chrétien est instauré le soir du jeudi saint. Avec ses disciples, le Christ participe au sedêr, repas rituel de la Pâque juive, la fête de Pesah qui célèbre la fuite d’Egypte, lorsque le peuple élu qui fut nourri pendant quarante années au désert, grâce à la manne reçue du ciel, échappa à l’exil et à l’esclavage. A y regarder de près, les personnages de l’Evangile passent leur temps à manger. Le premier miracle accompli en saint Jean par le Christ, à Cana, intervient à l’occasion d’un festin de mariage, lorsque vient à manquer non pas le nécessaire, la nourriture, mais le superflu, le vin. Le Fils de l’homme n’y va pas par quatre chemins. « Il y avait là six jarres de pierre destinées aux purifications des Juifs, et contenant chacune deux ou trois mesures » (Jn, II,6), soit, au bas mot, de 480 à 720 litres ! Tout comme la grâce, le vin est distribué en abondance. Et en qualité aussi. A preuve la remarque de l’intendant qui interpelle le marié et lui dit « Tout le monde sert d’abord le bon vin, et quand les gens sont ivres, le moins bon. Toi tu as gardé le bon vin jusqu’à présent » (Jn, II,10). Surabondance de la grâce ! Confirmée lors de la première multiplication des pains. Le Christ, qui s’était retiré découvre qu’une foule l’avait suivi « et il eut pitié d’eux et guérit les infirmes » (Mt, XIV, 14). Mais voici que le soir s’avance et que les estomacs se rebellent. Lors, le Messie, sollicité par les apôtres, « ayant pris les cinq pains et les deux poissons, levé les yeux au ciel, il prononça la bénédiction et, ayant rompu les pains, il les donna aux disciples, et les disciples aux foules » (Mt, XIV, 19). L’évangéliste scrupuleux de noter que cinq mille hommes furent ainsi rassasiés et que furent remplis douze couffins avec les morceaux qui restèrent. Superlative surabondance de la grâce ! Le caractère eucharistique des scènes évoquées, à travers le vin et le pain, ou surtout les paroles du Christ lors du miracle, reprises mot pour mot dans le canon de la messe selon Pie V(6), marquent clairement le caractère eucharistique de la prise d’aliments. Quiconque en douterait tiendrait le rôle d’un des Pharisiens de saint Jean qui, entendant le Christ dire « Moi, je suis le pain, le pain vivant descendu du ciel ; si quelqu’un mange de ce pain, il vivra à jamais ; et le pain que moi je donnerai c’est ma chair, pour la Vie du monde », se récrient : « Comment… cet homme peut-il donner sa chair à manger ? » Juristes et positivistes, les Romains accusèrent les chrétiens d’anthropophagie. Eux, au moins, avaient compris le caractère manducatoire, alimentaire et physique de la religion nouvelle. Tout cela, selon les sceptiques, n’intéresse cependant que ce bas monde, mais pas le « siècle à venir ». Que nenni ! Le Christ ressuscité se signale en Galilée aux disciples qui ne le reconnaissant pas, en leur demandant, dans l’appendice de l’évangile de Jean : « Enfants, n’auriez-vous pas quelque chose à manger ? » (XXI, 5). L’évangéliste d’ajouter : « Vient Jésus, qui prend le pain et le leur donne, et du menu poisson pareillement » (XXI, 13). Curieuse façon de se faire reconnaître pour le supplicié, de retour de l’Enfer(7) ! Chez Luc, les choses vont plus loin encore dans la symbolique manducatoire. Décidé à montrer qu’il n’est pas pur esprit, le Christ, ressuscité dans son corps de gloire, demande : « Avez-vous ici quelque chose à manger ? » « Ils lui remirent un morceau de poisson grillé. Et l’ayant pris, il le mangea devant eux » (XXIV, 41). Pourtant, en conclusion de son évangile, Jean rapporte que Jésus, enfin reconnu par Marie-Madeleine, qui sans doute le presse physiquement, lui lance : « Cesse de me toucher, car je ne suis pas encore monté vers mon Père » (XX, 17). Autrement dit, le Dieu homme qui traverse les murs avec son corps glorifié(8) ne peut pas même être touché, mais l’homme Dieu ne trouve de meilleure manière de s’attester lui-même que de manger. Cette apparente contradiction prouve qu’il agit de manière humaine et eucharistique à la fois. Le christianisme est donc incontestablement lié au repas, à l’ingestion alimentaire, surtout dans l’orthodoxie, dont les fidèles consomment immédiatement les saints dons, ignorant l’exposition du saint sacrement. Pour autant, a-t-il quelque chose en commun avec le plaisir ? La réponse sera encore positive. A contrario d’abord. Le jeûne, pour le Christ, n’a aucune valeur chez celui qui s’en fait gloire. Il ne vaut que par l’apparence de son contraire : « Pour toi, quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage, afin de ne pas laisser voir aux hommes que tu jeûnes. » Renversement des valeurs typique des Béatitudes selon Luc (mais pas selon Matthieu, moins réaliste) : « Bienheureux, vous qui avez faim maintenant, parce que vous serez rassasiés » (Lc, VI, 21). Tout cela paraîtra cependant bien contourné aux sceptiques qui cherchent plutôt le vrai plaisir, non dans un besoin sublimé, mais dans une véritable fête des sens. A ceux-là, il sera répondu par le sensualisme du christianisme, attesté dans les Ecritures saintes, sans même qu’il soit besoin d’en appeler à Suzanne au bain ou au Cantique des cantiques. Jésus, dans les évangiles, ne cesse de marcher pour annoncer, de Galilée en Judée, la bonne nouvelle « Et les Douze étaient avec lui ainsi que quelques femmes… Marie, appelée Magdaléenne, de laquelle sept démons étaient sortis, et Jeanne, femme de Chouza, intendant d’Hérode, et Suzanne, et beaucoup d’autres qui les assistaient de leur biens » (Lc, VIII, 2-3). La fameuse Marie-Madeleine entre en scène. Personnage composé de bric et de broc par la tradition catholique dont Paul Claudel, poète interminable mais exégète limité, est la dupe, lorsqu’il affirme dans son Journal : « Ils (les exégètes) découpent Isaïe en deux et sainte Madeleine en trois. » Le converti de Notre-Dame a tort. Il y a bien trois Marie, qui conjuguent l’amour de Jésus, chacune à sa place. Il y a d’abord la sœur de Marthe et de Lazare, Marie qui accueille le Messie à Béthanie, six jours avant la Pâque. Marthe la bonne ménagère et Marie la sensuelle sont chacune à leur place. « Or Marie avait pris une livre d’un parfum très pur et de très grande valeur ; elle versa le parfum sur les pieds de Jésus, qu’elle essuya avec ses cheveux ; la maison fut remplie de l’odeur du parfum » (Jn, XII, 1). Quoi de plus érotique que cette scène où se mêlent les plaisirs des sens : la beauté de Marie, l’enivrement du parfum, le frisson du massage ? C’est Judas qui proteste, arguant qu’il ne faut pas gâcher l’argent et la troupe. Jésus lui répond avec rudesse : « Laisse la ! Il fallait qu’elle garde ce parfum pour le jour de mon ensevelissement. Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours » (Jn, XII, 7-8). Le plaisir des sens est existentiel en l’homme Dieu. Il a rapport à la vie et à la mort. Un autre personnage est, à tort, assimilé à Marie-Madeleine. Il s’agit de la pécheresse pardonnée : « Et voici une femme, qui dans la ville était une pécheresse. Et, ayant su qu’il [Jésus] était à table dans la maison du Pharisien, elle avait apporté un flacon de parfum. Et se tenant en arrière, à ses pieds, pleurant, elle se mit à lui arroser les pieds de ses larmes ; et avec ses cheveux elle les essuyait, et elle les couvrait de baisers et les oignait de parfum » (Lc, VII, 36-38). Texte éminemment charnel, puisqu’au parfum et au toucher s’ajoutent les baisers, mais hautement pneumatique, car les larmes sont, chez le contemplatif, le signe physique de la métanie, c’est-à-dire de conversion préalable à la théoria, ou contemplation. Pour l’homme Dieu, le plaisir des sens n’est pas peccamineux, mais spirituel, car le corps n’est impur qu’à la mesure de la corruption du cœur. Retour à l’idée selon laquelle ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui est impur, mais ce qui en sort, en provenance du cœur. Reste enfin Marie-Madeleine elle-même. Elle fait incontestablement partie de la suite de Jésus. Saint Luc (VIII, 2-3) évoque, parmi d’autres femmes, une Marie de Magdala, de qui étaient sortis sept démons. Dans l’évangile de Jean, elle tient une place de premier plan, encore qu’elle apparaisse sur le tard, aux pieds de la croix, accédant directement à l’essentiel. Selon le cardinal Bérule « elle commence où à peine les autres finissent », figure de l’amante exemplaire. Jean, « le disciple que Jésus préférait », celui qui, lors du dernier dîner, s’était renversé sur sa poitrine, celui dont Pierre se montra jaloux lors du second épilogue de l’évangile à lui attribué, sait ce que signifie aimer et être aimé. Ce n’est pas un hasard si, plus que les synoptiques, il confie à des femmes des rôles éminents : la Mère de Jésus, Marthe et Marie, la femme adultère, la Samaritaine au puits de Jacob (la première personne à qui Jésus dévoile sa nature messianique, en un dialogue mystagogique et érotique à la fois). Parmi toutes ces femmes, Marie-Madeleine, hors la Mère de Jésus, occupe le premier rang. C’est à elle que le Christ ressuscité apparaît en premier lieu. Le fait que Jésus en gloire lui dise « Cesse de me toucher » prouve qu’elle a spontanément accompli ce geste de tendresse, habituel, familier. Les corps se frôlent, se touchent, se caressent dans l’évangile. L’amour, agape mais aussi eros, ne craint pas de s’afficher. Juste avant de le quitter définitivement, le Ressuscité demande par trois fois (symbole de l’infini) à Pierre, qui passe souvent chez Jean pour le lourdaud de service, s’il l’aime : « Simon, fils de Jacob, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? » « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? » « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu tendrement ? » (Jn, XXI, 15-17) Peu d’hommes oseraient ainsi interpeller leur meilleur ami. Il en serait peu encore pour répondre « Seigneur, tu sais, toi, toutes choses ; tu connais, toi, que je t’aime tendrement ». La puissance de l’amour partagé entre Jésus et Marie-Madeleine, et les tensions qu’elle suscite parmi les Douze, est manifeste dans des écrits apocryphes. Dans l’évangile de Marie (Madeleine), texte copte, Pierre, encore lui, se récrie contre celle-ci. Lévi le fait taire de façon abrupte en lui assénant : « Pourtant, si le Sauveur l’a rendue digne, qui es-tu, toi, pour la rejeter ? Assurément, c’est sans faille que le Seigneur la connaît, c’est pourquoi il l’a aimée plus que nous » (Ev. Marie XVIII, 13-15). L’Evangile apocryphe de Philippe est plus réaliste encore : « Le Seigneur aimait Marie plus que tous les disciples et il l’embrassait souvent sur la bouche. Les autres disciples le virent aimant Marie : ils lui dirent : “ Pourquoi l’aimes-tu plus que nous ? ” Le Sauveur répondit et dit : “ Comment se fait-il que je ne vous aime pas autant qu’elle ? ” » Loin du rigorisme calviniste, du pessimisme luthérien, le catholicisme tridentin, splendeur de l’explosion baroque, exalte le plaisir sensuel. Qui ne s’est pris à rêver devant un groupe d’angelots potelés, roses de plaisir, transportés par les nuées vers le septième ciel ? C’est toutefois sans doute la tradition orthodoxe qui cerne au plus près l’amour physique du divin, dans le culte des icônes. Le fidèle, après s’être signé plusieurs fois, voire prosterné, touche, palpe, embrasse l’image sainte, dans un violent épanchement de tendresse parfaitement contenu, car la peinture est hiératique, figée, présente et lointaine à la fois, comme le Royaume dont elle est la représentation sur terre. L’orthodoxe prie spirituellement avec ses cinq sens : splendeur des chœurs, parfum de l’encens, beauté de l’église, douceur du baiser sur l’icône et, pour en revenir aux papilles, goût du pain levé devenu corps du Christ. En quoi le chrétien, s’il connaît le plaisir de tous les sens (l’hédonisme), lors de la divine liturgie s’élève par là même très au-delà vers le bonheur parfait (l’eudémonisme), parce qu’il consomme le pain de la vie. Il est théophage. Dominique de Gramont (1) C’est la « prière du cœur » de la tradition hésychaste. (2) Rom V, 19 : « Car tout comme par la désobéissance d’un seul homme, la multitude a été constituée pécheresse, de même par l’obéissance d’un seul la multitude sera constituée juste. » (3) La citation in Mat. XXVII, 46 ne doit pas faire illusion. Le Christ ne parle pas en son nom propre, il cite le psaume XXI (hébreu XXII), accomplissant par là les Ecritures saintes auxquelles il est venu donner leur signification profonde, selon le christianisme. (4) Olivier Clément, grand théologien laïc, a soutenu que le seul véritable athée est le Christ lui-même qui a nié sa condition divine, en quelque sorte accompli le martyr de Dieu en lui, pour mourir en tant qu’homme ! Ce faisant, il a rendu vain par avance toute forme d’athéisme d’origine purement humaine. (5) En bonne théologie, tout raisonnement peut et doit être retourné. Voie positive (cataphatique) et négative (apophatique) s’opposent et se soutiennent. (6) « Accepit panem in sanctas ac venerabiles manus suas, et elevatis occulis in caelum, ad te Deum Patrem suum omnipotentem, tibi gracias agens, benedixit, fregit, deditque discipulis suis, dicens : accipite et [manducate / bibite] ex hoc omnes. » (7) Sauf à se rappeler que le pain est le corps du Christ et le poisson (ictus en grec) le Christ lui-même (Jésus christ de Dieu fils Sauveur). (8) « Vient Jésus, portes fermées il se tient au milieu et dit : “Paix à vous” » (Jn, XX, 26).
Dominique de Gramont