Bulletins de l'Ilec

Un intégrateur de disciplines - Numéro 381

01/06/2007

Entretien avec René-Henri Legret, directeur du service formation du groupe SNGS, société de génie sécuritaire

Comment définissez-vous le concept d’intelligence économique ? René-Henri Legret : Distinguons l’intelligence économique sous le seul angle, réducteur, de la recherche et de la collecte d’informations et, depuis le lancement de la discipline en 1994, sous l’angle du concept promu auprès des chefs d’entreprise. La discipline ne peut être réduite à cette dimension informationnelle. De soi-disant experts ont proposé aux chefs d’entreprise des usines à gaz, avec des systèmes de gestion de bases de données, à des coûts prohibitifs et sans que les intéressés puissent évaluer le retour sur investissement ni répondre véritablement aux besoins des entreprises. Certains ont cru que les NTIC allaient livrer toutes les réponses voire plus aux questions que se posaient les chefs d’entreprise. Actuellement, le foisonnement est tel que la moindre recherche submerge les non avertis sous un raz-de-marée d’information. Cela posé, le chef d’entreprise est le seul à bien connaître ses domaines d’activité stratégiques, à les appréhender dans leur globalité. La discipline est, sous cet aspect, une matière hautement stratégique ne s’adressant qu’à lui. Le pouvoir ne se délègue ni ne se partage. Le chef d’entreprise, civilement et pénalement responsable de ses actes, est seul à décider. Les directeurs commerciaux, techniques, financiers, administratifs ou marketing possèdent certes une compétence réelle souvent supérieure à la sienne et, pour partie, une vision de leur domaine qui leur est propre. Mais ils n’ont pas l’approche systémique, la vision d’ensemble du concept d’intelligence stratégique. On confond trop l’objectif avec les moyens. C’est-à-dire ? R.-H.L. : L’objectif, c’est le traitement de l’information pour lui donner du sens, une vraie valeur ajoutée. Il s’agit de donner au chef d’entreprise une meilleure lisibilité et visibilité de son environnement, afin qu’il en tire un processus de décision et d’action. C’est aussi une logique où l’information ne va pas servir uniquement à se protéger, mais aussi à anticiper et à donner au chef d’entreprise la possibilité de pousser son avantage concurrentiel le moment venu. L’intelligence économique n’est pas uniquement la recherche et la collecte d’information sur Internet, entre autres moyens. C’est un intégrateur de plusieurs dimensions : la dimension humaine est essentielle. Puis viennent l’économique (toute la dimension financière, dont la gestion comptable), la protection du patrimoine (la sécurité des personnes et des biens, sans omettre les marques, brevets, procédés…), les aspects techniques, la production, le juridique, les systèmes de veille, les fournisseurs (nouveaux produits, nouveaux composants…), les clients, mais aussi des données géographiques, climatiques, culturelles, confessionnelles, sociologiques, politiques, etc... Comment se situe la France par rapport aux pays anglo-saxons ? R.-H.L. : L’intelligence économique semble ne pas bien fonctionner en France. Au départ, il y a une dizaine d’années, certaines personnes se prétendant expertes, venant de divers services de l’Etat (anciens militaires, policiers, services spéciaux…), maîtrisant la pratique du cycle du renseignement et l’analyse, se sont érigées en acteurs incontournables. Mais elles étaient (et sont parfois toujours) ignorantes des besoins des entrepreneurs, qui sont différents de ceux d’un chef militaire en campagne ou d’un Etat. Elles méconnaissaient les contraintes de profitabilité et de rentabilité de l’entreprise, ainsi que son fonctionnement. D’où l’inadaptation de l’offre à la demande, avec pour conséquence un sentiment de frustration chez les chefs d’entreprise. Il a manqué aussi une volonté politique forte – faute d’intelligibilité de la démarche, un comble ! C’est seulement dans les derniers temps du gouvernement Raffarin, sous l’impulsion du préfet André Viau, que le processus a pu être relancé (1). A tout cela s’est ajoutée une politique de formation d’élites à l’employabilité aléatoire. A l’Université ont fleuri des mastères – trente formations spécialisées – et des cursus – environ cent trente – intégrant un module d’« intelligence économique » de qualité souvent incertaine (jusqu’à la définition du référentiel de formation commandé par le haut responsable à l’intelligence économique, Alain Juillet, en vue d’harmoniser les contenus : même s’il reste fort à faire, on ne peut que saluer cette initiative). Concernant l’action vers les entreprises, depuis plus de dix ans on ne compte plus les journées, colloques, séminaires, organisés par des services de l’Etat, des acteurs du monde associatif, de la vie locale ou régionale, des universités, des écoles de commerce. Le message a été bien accueilli, mais beaucoup d’entreprises ne se sont pourtant pas senties concernées. Parce que le discours, soit éthéré, soit confus, soit trop technique ou jouant sur le fantasme de l’espionnite, ne leur a pas laissé entrevoir des applications concrètes. Voilà ce qui a freiné le développement de la discipline. Parce que c’en est une, à part entière. Son image auprès des chefs d’entreprise est encore peu valorisée, faute de mise à disposition d’outils et de méthodes simples adaptables à leur cas. Cela étant, par rapport aux pays anglo-saxons, la France ne se débrouille pas trop mal, même s’il nous reste beaucoup à faire côté pratique. Nous sommes souvent trop attachés à la réflexion théorique, au détriment des enjeux concrets. Beaucoup de gens écrivent des choses intéressantes, mais la discipline, qui s’inscrit dans les sciences sociales, se doit d’être vivante et d’agir. Que préconisez-vous ? R-H.L. : Deux axes de travail. Jusqu’à présent, nous avons formé une armée de généraux inadaptée à la composition du tissu des entreprises françaises, en oubliant la troupe. Certains comptent sur les grandes entreprises pour absorber tous les diplômés. On ne peut que déplorer que beaucoup ne trouvent pas de travail correspondant à leurs qualifications. Aujourd’hui, les PME-PMI n’ont pas besoin de collaborateurs de niveau Bac plus 4 ou 5, surdimensionnés par rapport à leur poste, mais de professionnels opérationnels à Bac plus 2 ou 3, adaptés à la capacité d’embauche et dotés de compétences additionnelles. Il est urgent de requalifier les formations, d’en développer de nouvelles, pour avoir des personnels qui connaissent le fonctionnement de l’entreprise et le système de traitement de l’information, de façon à répondre aux besoins réels des dirigeants. Règle d’or : chaque entreprise est un cas particulier. On ne peut en aucun cas dupliquer une méthode d’intelligence économique d’une entreprise à une autre. A chacune sa culture, ses enjeux, ses marchés, ses produits, sa marque. Le second axe est la formation des chefs d’entreprise. En France, nous privilégions trop la théorie. C’est pourquoi SNGS a fait le pari de la démarche inverse. Notre discours et notre produit sont novateurs. Notre objectif est de montrer que malgré tout ce qui peut être dit, « ça fonctionne » (particulièrement pour les PME-PMI qui ne travaillent pas dans un secteur réputé sensible). En lançant notre MIPRE (2), en mars dernier, nous avons voulu démythifier la discipline pour mettre à la portée des PME-PMI une somme de techniques, de méthodes et d’outils facilement utilisables dans un cycle très court. Voilà pourquoi nous avons choisi d​‌’orienter ce produit vers le seul aspect qui intéresse les chefs d​‌’entreprises : le concret. Nous ne sommes pas en concurrence avec les ARIST (3), les CRCI (4), ni même les CCI, ni avec aucun service de l’Etat ou organisme officiel, car notre produit est différent. Nous enseignons aux chefs d’entreprise des méthodes simples, pour qu’ils deviennent autonomes. L’adjectif « économique » n’est-il pas réducteur ? R-H.L. : Effectivement. Le terme « d’intelligence économique » est une mauvaise traduction de « business intelligence », qui n’est ni plus ni moins que le renseignement d’affaires. Tout le monde croit découvrir la lune, mais tout existe déjà, depuis plus de cinquante ans. Le concept est un intégrateur de disciplines diverses n’ayant pas forcément de liens entre elles, avec pour seul objectif de donner la bonne stratégie, la bonne tactique, la bonne information à l’entreprise, afin qu’elle puisse prendre la bonne décision pour gagner ! L’intelligence économique est-elle synonyme de patriotisme économique ? R-H.L. : A la base, ce sont deux choses différentes. Mais l’un n’empêche pas l’autre. L’intelligence économique entend promouvoir les produits et défendre les entreprises de chaque nation, sans protectionnisme exacerbé. Il faut donner aux PME-PMI la culture de cette pratique, pour qu’elles continuent à exister demain. Mais il faut arrêter de leur faire peur : elles ne sont pas toutes confrontées à des techniques d’infiltration, de déstabilisation, à des rumeurs, à des tentatives de prises de contrôle du capital ou de prise en otages de leurs cadres expatriés. Elles sont plus prosaïquement confrontées à des problèmes très concrets de gestion de ressources humaines, de flux, de production, d’approvisionnement, de livraison. Dans l’essentiel du tissu des PME-PMI françaises, la grande crise est heureusement plutôt rare. Elle menace davantage les grandes entreprises, plus souvent dans la ligne de mire d’organisations criminelles transnationales. Menaces, chantages, extorsions sont devenus des faits courants. Encore une fois, s’agissant du patriotisme économique, il ne faut pas confondre l’objectif avec les moyens. Dans l’univers de la globalisation, dans un marché de libre-échange où les règles de l’OMC sont contournées sans cesse, jusqu’où doit aller l’ingérence d’un Etat ou de ses services ? Le dernier rapport Carayon propose la création d’un ministère de l’Intelligence économique. Qu’en pensez-vous ? R-H.L. : Je sais que c’est une question très importante pour la compétitivité de nos entreprises, mais comme vous avez pu le constater à l’annonce de la composition du gouvernement, il n’est pas question de créer un ministère voué à l’intelligence économique. Laissons la nouvelle équipe travailler avec les moyens qui existent. Je ne crois pas que ce type de structure soit à l’ordre du jour. Que pourrait-être un tel ministère ? Même un secrétariat d’Etat ? S’il s’agit du recueil et du traitement de l’information à vocation économique et commerciale par des services de l’Etat, pour tous les secteurs liés aux domaines sensibles ou aux grands intérêts nationaux, vous savez bien que ça existe déjà. Comme il existe, dans certains services de l’Etat, des départements ou des bureaux spécialistes du renseignement économique. Pour ce qui concerne le secteur exclusivement privé, il est vrai qu’il reste à faire un gros travail de mutualisation de l’information économique. Les compagnies consulaires jouent leur rôle ou essaient de le jouer, notamment comme fédérateurs de banques de données. Les résultats sont variables, selon leurs moyens. Il ne m’appartient pas de polémiquer. Cet énorme chantier est une partie de la mission d’Alain Juillet, dont le rôle est fondamental. Toute la difficulté réside dans l’autorité qui est confiée à sa délégation. Donnons-lui les moyens de faire (incluant les outils juridiques) et l’autorité nécessaire. La question en suspens pour le privé est ce que l’Etat vient y faire. L’économie ne serait-elle plus libérale ? Il serait dangereux pour la discipline, son évolution et son développement, de créer une espèce de « machin », comme aurait dit le Général, qui serait bon à tout et à rien. Des réseaux existent, comme des guichets uniques. Le travail de mutualisation de l’information ne se fera pas sans cris, ni grincements de dents, quand il s’agira de « décloisonner », comme je l’écrivais en 1997 pour RGA (5), tant les mentalités et les habitudes sont ancrées. Mais il ne faut jamais désespérer. Un ministère, ça coûte cher. L’heure est plutôt à l’amélioration des services rendus. Ce sont nos entreprises et nous qui payons. (1) Source : ACFCI-DIEITIC. (2) Module d’initiation pratique au renseignement d’entreprise, mis au point par les sociétés SDS et SNGS. (3) Agences régionales de l’information scientifique et technique. (4) Chambres régionales de commerce et d’industrie. (5) Revue générale pour l’administration.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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