L’imaginaire au service de l’intelligence économique - Numéro 381
01/06/2007
Quelle définition donnez-vous de l’intelligence économique ? Eric Seulliet : Les entreprises et organisations évoluent dans un environnement de plus en plus incertain, complexe et globalisé. Elles doivent aussi être en phase au tissu socioéconomique proche dans lequel elles sont implantées et avec lequel se produisent des interactions constantes. D’où la nécessité pour elles d’appréhender cet écosystème de façon globale, selon une vision holistique et systémique, mais aussi attentive. Si l’on prend en compte le fait que cet environnement est en évolution rapide, on mesure tout l’enjeu de l’intelligence économique. Dans votre livre Fabriquer le futur 2, vous analysez les interactions de « l’intelligence collective » et de « l’intelligence intuitive »… E. S. : L’appréhension globale de l’environnement nécessite d’être à l’affût de tout ce qui va l’affecter. Mais compte tenu de la vitesse des mutations, il est capital d’anticiper le plus en amont possible. Les entreprises gagnantes sont celles qui discernent le mieux les signaux faibles annonciateurs de changements. Pour les capter, la seule sollicitation du « cerveau gauche », rationnel, analytique et déductif, est insuffisante. Il faut recourir au « cerveau droit », celui de l’imagination et de l’intuition. Voila pour l’intelligence intuitive. Par ailleurs, l’appréhension fine des changements implique la mise en résonance de nombreux bruits, et le croisement de nombreux regards. L’intelligence collective, c’est-à-dire un nouvel art de travailler, fondé sur la cocréation qui permet de valoriser l’intelligence et les connaissances de tous, est aussi une nécessité. L’imaginaire est-il compatible avec l’intelligence économique ? E. S. : Non seulement il est compatible, mais il représente une valeur ajoutée considérable. Alors que l’intelligence économique s’intéresse plutôt à des aspects tangibles, concrets, affectant directement les entreprises, l’imaginaire permet de voir différemment et plus largement. Il enrichit les approches traditionnelles de l’intelligence économique, leur apporte un regard plus subtil. Comment former les futurs décideurs à l’intelligence économique ? E. S. : Au-delà de formations spécialisées, l’intelligence économique me semble avant tout relever d’un état d’esprit d’ouverture et de curiosité. Tout un chacun peut s’entraîner, pour développer des capacités propres et cultiver des réflexes ad hoc. Quant à l’entreprise, elle doit favoriser des approches transversales, transdisciplinaires, ouvertes sur son environnement, attentives aux multiples points de vue des parties prenantes, tant internes qu’externes. Comment identifier les « signaux faibles » et quelle place leur donner ? E. S. : L’identification des signaux faibles nécessite d’abord, dans l’entreprise, un véritable état d’esprit d’ouverture et d’innovation, qu’on peut qualifier de prospectif. Mais la seule détection des signaux faibles est insuffisante. Il faut savoir les décrypter, les relier, pour trouver du sens, de nouvelles directions… Cela ne s’improvise pas. Il faut recourir à des approches et à des outils de prospective. Comment l’intelligence économique peut-elle renouveler les voies de l’innovation ? E. S. : Le grand apport de l’intelligence économique à l’innovation est l’ouverture. L’innovation n’est pas seulement affaire de technologie et de R&D. De multiples pistes d’innovation sont d’origine sociétale. Elles peuvent résulter de l’observation des marchés, de la détection des attentes des consommateurs, de l’exploration de leurs désirs et frustrations. Quelles sont les démarches nouvelles lancées en entreprise dans le cadre de l’intelligence économique? E. S. : A l’occasion de la rédaction du livre Fabriquer le futur, nous avons observé les meilleures pratiques des entreprises en la matière. Les plus en pointe décloisonnent leur organisation, renoncent aux silos traditionnels. Elles s’efforcent de faire travailler ensemble les départements. Lorsqu’il s’agit de concevoir de nouveaux produits et services, elles demandent aux directions de la R&D, du marketing et du design de travailler ensemble. Elles s’ouvrent aussi de plus en plus sur l’extérieur, allant jusqu’à solliciter leurs clients, pour les intégrer aux processus de co-innovation. D’autres vont encore plus loin : elles mettent en place des laboratoires transdisciplinaires pour appréhender les usages émergents. Grâce aux apports de la réalité virtuelle et d’outils de 3D, certaines simulent et inventent de nouveaux environnements. Dans le futur, l’intelligence économique se passera peut-être tout autant sur Second Life que dans le réel ! Quels sont les enjeux de l’intelligence économique pour les marques ? E. S. : Dans un monde qui change vite, les marques doivent être toujours en phase avec leurs clients, et anticiper leurs attentes nouvelles. Elles doivent pratiquer l’empathie et la « reliance », les vertus d’avenir. Mais elles doivent aussi cultiver leur singularité, leurs différences, pour se distinguer d’une concurrence accrue et mondialisée. D’où la nécessité pour elles d’une vraie stratégie d’intelligence économique, qui leur permette de surveiller leurs concurrents et de mieux comprendre l’évolution des marchés et de leurs clients. L’intelligence économique peut-elle redonner ses lettres de noblesse à la prospective, souvent associée à de la futurologie hasardeuse ? E. S. : Oui, dans la mesure où l’intelligence économique élargit les approches de la prospective et leur donne une assise concrète. Mais inversement, la prospective peut aussi redonner à l’intelligence économique une approche plus anticipatrice, plus large, plus imaginative. Intelligence économique et prospective ont partie liée. Comment articuler de manière pertinente l’action de l’Etat avec celle des entreprises ? E. S. : L’Etat peut aider les entreprises à sortir de leurs prés carrés, en favorisant les échanges, les transferts. Un bon exemple est la politique menée en ce sens avec les pôles de compétitivité. Mais il faut aller plus loin, en créant davantage de passerelles entre la recherche publique et les entreprises, en repensant l’enseignement, en permettant, grâce à la formation continue, des parcours professionnels beaucoup plus diversifiés. (1) Fabriquer le Future 2, L’imaginaire au service de l’innovation, par Pierre Musso, Laurent Ponthou, Eric Seulliet, Village Mondial, 2007
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard